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Les romans de Melwija
3 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°1/14)

Puisque vous avez été quelques uns à apprécier mon roman LES AMBITIEUX, je vous en propose un autre, qui, j'espère vous plaira tout autant. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, ça me fera plaisir d'avoir votre sentiment.

Bonne lecture.

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Sujet du roman : Histoire de la construction de la ville d'Hossegor, dans les années 1920, décor des amours impossibles d'une jeune femme de la haute société et d'un petit bourgeois sans le sou.



   Depuis la mort de Simon Morigny, en 1916 à Verdun, son épouse Esther vivait en recluse, contre son gré. Son père, Grégoire Hargenville, la tenait d'une main de fer afin qu'elle se comporte, en toute occasion, en veuve de guerre.

   Il faut bien reconnaître que la mort de Simon avait été une plus grande catastrophe pour Grégoire que pour Esther. Simon Morigny était le fondé de pouvoir de Grégoire, propriétaire et directeur de la Banque Hargenville. Il avait mis en Simon tous ses espoirs de succession ; c'est pourquoi il avait donné sa fille aînée, de vingt ans, à cet homme, plein d'avenir, deux fois plus âgé qu'elle.

   Inutile de dire que ce mariage arrangé n'avait pas été du goût d'Esther qui était, comme sa mère Suzanne, fantasque, imaginative, intelligente et gaie. Alors qu'elle rêvait d'amour et de prince charmant, de romantisme et d'aventure, elle n'avait eu droit qu'à un tiroir-caisse, sec et moralisateur.

   Elle n'avait pas été mariée longtemps, juste les quelques mois qui s'étaient écoulés entre son mariage au printemps et le début de l'apocalypse au mois d'août 1914. Son mari avait immédiatement été mobilisé et, bien que colonel de réserve, il avait été d'abord envoyé dans les tranchées de l'Aisne puis, deux ans après, avait trouvé la mort dans les terribles combats de Verdun.

Lui non plus n'était pas particulièrement amoureux d'Esther, mais quel homme refuserait d'avoir dans son lit une jeune femme de vingt ans, belle et riche. De plus, il était bien notifié dans le contrat de mariage que la Banque Hargenville s'appellerait, dès l'union, "Hargenville & Morigny" et que Simon serait le successeur désigné de Grégoire.

   Il y avait bien Brice Hargenville, le fils cadet, né trois ans après sa sœur. Mais Grégoire n'avait aucune considération pour lui. Envoyé au front en 1914, il avait heureusement  réussi à s'en sortir, un peu traumatisé mais sain et sauf. Cela aussi, Grégoire le reprochait à son fils, pas ouvertement, mais tout au fond de lui, même s'il avait un peu honte de ce sentiment. Il aurait préféré que ce soit Simon qui revienne sans une égratignure. Il aurait tant voulu un fils tel que lui au lieu d'avoir ce petit avorton, chétif et malingre, qu'il prenait pour un benêt, timide et renfermé. Simon était si brillant, si sûr de lui, si compétent. Grégoire oubliait seulement que les deux hommes avaient environ vingt-cinq ans d'écart et qu'il n'aurait pas dû comparer les connaissances d'un l'homme mûr et expérimenté, à un jeune homme, à peine sorti de l'adolescence.

   Cependant, en 1919, Grégoire avait fini par céder aux demandes répétées de son épouse Suzanne, afin de promouvoir son fils à ce fameux poste de fondé de pouvoir, laissé vacant par la mort du gendre. Mais il ne lui faisait pas confiance et lui laissait très peu d'initiative.

   Grégoire n'arrivait pas à se remettre de la perte de son précieux collaborateur. Aussi, c'est tout juste s'il ne lui avait pas élevé un autel ou une statue ; il gardait effectivement son souvenir comme s'il s'était agi de son propre fils.

   La vie dans l'hôtel particulier des Hargenville, avenue Montaigne à Paris, une des avenues les plus chics de la capitale, était austère et morose. Cela faisait quatre ans que Simon était mort et c'était comme si cela s'était passé hier. Grégoire imposait à chacun de se vêtir de noir et de ne jamais élever la voix. Les domestiques devaient glisser sur les planchers, en évitant soigneusement de heurter la vaisselle ou les meubles, de peur de faire le moindre bruit incongru.

   Les réceptions étaient rares, uniquement les jours de grandes occasions comme Noël ou Pâques, que l'on fêtait dans la tradition très catholique. Ces jours-là, on mettait un peu plus de lumière, une plus belle vaisselle, on risquait une tenue gris clair ou mauve, on souriait un peu. Quand Grégoire avait un repas d'affaire, il l'organisait à la Tour d'Argent pour le dîner ou à la Brasserie Lipp pour le déjeuner. Tout n'était que routine, tristesse et chasteté.

C'était pitié de voir Esther s'étioler ainsi ; cette belle jeune femme de vingt-six ans, aux cheveux blond vénitien, aux yeux verts intelligents et rieurs, à la taille de guêpe serrée dans son corset, au port altier et élégant. Elle n'avait que sa mère Suzanne, comme réconfort. Toutes les deux allaient au salon de thé, chez Noblet, avenue de l'Opéra ou au théâtre, parfois, quand Suzanne avait réussi à persuader son mari qu'elles allaient voir une pièce édifiante.

   Esther étouffait dans cette ambiance. Elle aimait rire et s'amuser ; elle aurait voulu se remarier avec un homme de son âge et de son goût, connaître enfin l'amour, avoir des enfants, vivre une vraie vie de femme. L'époque était à la distraction, aux extravagances. Depuis la fin de la guerre, les femmes avaient coupé leurs cheveux, raccourci leurs jupes, jeté leurs corsets. Mais son père, dont elle dépendait entièrement, matériellement et surtout psychologiquement, lui interdisait le moindre relâchement ; il trouvait même qu'elle ne pleurait pas assez son défunt mari, mort pour la France et qui manquait tellement à la famille tout entière.

   Dès la mort de Simon, elle avait été sommée de réintégrer le domicile paternel. Pourtant, son mari lui avait laissé une assez jolie fortune dont elle aurait pu jouir à loisir en restant dans l'appartement matrimonial de l'avenue de Versailles. Mais Grégoire avait repris les choses en main et, Esther, comme toutes les femmes riches de son époque, ne connaissait rien aux affaires ni à la gestion des fortunes ; elle avait donc laissé son père s'occuper de tout. Et depuis quatre ans, elle en payait le prix fort.

   Elle n'avait jamais aimé Simon Morigny qu'elle jugeait beaucoup trop vieux pour elle. Il n'était ni désagréable ni repoussant, mais à ses yeux, c'était un ami et collaborateur de son père, donc loin d'elle et des attirances de son âge. Il n'avait pas une once d'humour ni de gaieté. Il ne lui avait jamais fait la cour, ne l'avait jamais charmée et encore moins fait rêver ; il pensait qu'il n'avait pas à se donner cette peine, puisque l'affaire était déjà entendue. Esther n'imaginait rien des choses de l'amour, sauf des cadeaux, des bouquets de fleurs, des sorties inattendues et insolites, des mots doux et des déclarations enflammées ; elle fut très déçue de l'attitude de son futur mari. Mais elle ne concevait pas encore de s'opposer aux volontés de son père.

   Pour une fois, Suzanne n'avait pas vu d'inconvénient à cette union, au contraire. Simon était très apprécié de la famille, à tous points de vue. À part la différence d'âge qui était courante à l'époque, elle trouvait qu'il faisait un parti très convenable.

   Après une petite semaine de voyage de noces à Rome, il avait repris son travail et se comportait avec sa femme comme s'ils étaient mariés depuis dix ans. La nuit de noces avait été catastrophique ; son comportement avait été direct et brutal, et il n'avait pris aucune précaution avec cette jeune vierge ignorante et apeurée. Esther avait eu du mal à surmonter sa douleur et n'avait bien entendu ressenti aucun plaisir ; une fois sa petite affaire faite, Simon s'était retourné et immédiatement mis à ronfler, laissant sa jeune épouse pantelante et endolorie, se sentant salie et traitée comme une fille. Elle en avait conçu une sorte d'aversion à son égard et redoutait de se coucher auprès de lui, principalement chaque jeudi, car l'homme faisait l'amour le jeudi soir exclusivement, quoi qu'il arrive.

   Simon étant déjà assez riche, et sachant qu'il le serait bien davantage en s'associant à Grégoire, donnait à sa femme, une somme rondelette chaque mois, pour ses toilettes et ses menues dépenses personnelles. Il avait mis à sa disposition une femme de chambre, une lingère, une cuisinière, une pâtissière, un maître d'hôtel, un chauffeur et un jardinier. Il n'était pas avare, et Esther pouvait tout lui demander sauf de la tendresse, de la considération ou de l'attention, encore moins de l'amour. Elle n'avait pas le droit d'aller où bon lui semblait toute seule. Elle devait toujours avoir un chaperon avec elle, domestique ou ami, dûment sermonné par le mari, qui se dépêchait de lui faire son rapport et lui rendre compte du moindre des gestes de son épouse. Elle se savait épiée en permanence, se sentait seule et abandonnée et, malgré les grandes facilités matérielles, n'était pas heureuse du tout. La réalité de sa vie était à des années-lumière de ses rêves.

   Elle avait vite compris que, comme avec son père, elle devait dissimuler ses sentiments. Elle n'avait pas eu à se forcer pour rester chaste et ne pas provoquer son mari, vu le peu d'attirance qu'elle avait pour lui. Elle continuait à subir ses assauts chaque jeudi soir mais avait fini par s'y habituer et ne faisait qu'attendre que cela finisse pour pouvoir, elle aussi, se retourner et dormir.

   Quand Simon était parti pour le front, elle en avait secrètement conçu un grand soulagement et s'était soudain sentie libre. Ce sentiment agréable avait été de courte durée. À présent, elle se demandait si sa vie maritale n'avait pas été plus plaisante que la vie qu'elle menait maintenant chez son père.

   Grégoire était autoritaire, psychorigide, caractériel. Il n'avait aucun humour, aucune légèreté, ni dans ses gestes, ni dans ses pensées. Catholique fanatique, rigoriste, légaliste, il ne s'écartait jamais du droit chemin et obligeait toute personne de son entourage à se comporter de même. La mort de Simon l'avait plongé dans une sorte de désespérance. Le sort avait osé détourner ses plans et il n'arrivait pas à s'en remettre.

   À la banque, personne d'autre que Simon, ne trouvait plus grâce à ses yeux. Surtout pas Brice, son fils, qui en était complètement désemparé. Fatalement, il ne pouvait donner le meilleur de lui-même, craignant en permanence de déplaire à son père. Il ne pouvait s'épanouir dans ces conditions, sans cesse critiqué et rabroué. Il avait beau se donner tout le mal possible, rien n'y faisait. Continuellement comparé à Simon, il avait fini par le prendre en grippe. Il commençait d'ailleurs par prendre aussi son père en grippe. Au bout de toutes ces années d'efforts et d'humiliations, il n'en pouvait plus, il était prêt à jeter l'éponge. Mais l'ombre paternelle planait sur lui ; il n'arrivait pas à lui dire en face ce qu'il pensait ni aller jusqu'à lui donner sa démission, par exemple. D'ailleurs, Grégoire l'aurait certainement refusée et lui aurait mené la vie encore plus dure. Il ne savait plus comment se sortir de ce qui lui apparaissait à présent comme un guêpier. Il se doutait également que son père le déshériterait s'il démissionnait et ne pouvait se permettre une telle extrémité. Il devait prendre son mal en patience et attendre la mort de son père, pour prendre enfin son autonomie, à moins qu'il ne trouve enfin la force de lui résister.

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Commentaires
R
Ca donne vraiment envie !
Les romans de Melwija
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