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Les romans de Melwija

7 janvier 2012

Less romans de Melwija, encore un

 
   

Le Naufrage imprévu
par Claire Guillaume

Dans le Paris du début XXe, tout ne sourit pas à Antoinette. Fille d’une famille de boulangers modestes, d’un physique somme toute assez ordinaire, elle tente par tous les moyens de subvenir à ses besoins matériels qui sont immenses. Ce qu’elle a trouvé de mieux : être entretenue par un mari et par défaut par un amant. Mais dans la grande bourgeoisie parisienne tout se sait, et pour arriver à ses fins, Antoinette devra ruser plus d’une fois…
C’est avec ferveur que Claire Guillaume déroule sa narration. Une épopée au milieu de la bourgeoisie, au travers des décors du Paris de la belle époque. Roman d’amour voire de stratégie amoureuse, il est aussi historique. Histoire de cette ville, de ses hommes et femmes qui s’amourachent puis se déchirent au rythme des saisons.

Retrouvez des extraits de ce livre en cliquant ici



  Informations complémentaires
 
 

Genre : Roman
ISBN papier : 9782748345582 - 284 pages
ISBN numérique : 9782748373462



  Comment commander cet ouvrage
 
 
Ce livre est disponible à la vente au format papier et au format numérique (ePub) lisible sur iPad, tablettes tactiles et smartphones. Pour vous le procurer :

au format papier, sur le site Internet des éditions Publibook en cliquant ici, ou en librairies, sur commande ;

au format numérique, sur les différentes plates-formes de vente (Apple Store, FNAC.com...) ainsi que sur le site Internet d'Immatériel en cliquant ici.

   


Pour plus d'informations contactez-nous par e-mail : commande@publibook.com.

 

 

Le service diffusion
Éditions Publibook

Si, en son temps, vous avez aimé LES AMBITIEUX, ou ENTRE LAC ET OCEAN, vous pourrez lire, et cette fois de manière plus confortable, mon premier roman et le seul que j'aie fait éditer, LE NAUFRAGE IMPREVU.

C'est une peinture sans concession d'un certain milieu qui sans doute existe toujours, mais se comporte peut-être un peu différemment, celui de la grande bourgeoisie de la fin du XIXème siècle et du début du dernier. C'est l'histoire vraie, à peine romancée, de ma famille, dont il ne reste quasiment rien.

Pourquoi ce titre ? Parce que, comme ils étaient partis, comme ils avaient fait fortune, rien ne pouvait faire penser qu'ils sombreraient dans un naufrage absolu et irrémédiable, dû à plusieurs causes que vous pourrez découvrir dans ce roman.

Comme vous le constatez, vous pouvez vous procurer ce roman soit en format papier traditionnel, soit en lecture numérique sur votre e-book. Les deux versions sont actuellement à votre disposition. Suivez les instructions de Publibook et, je l'espère, vous passerez un bon moment. Bonne lecture.

Melwija

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30 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°14/14)

Rappel des faits antérieurs : Les femmes Hargenville s'installent définitivement à Hossegor. Esther se rapproche de Frédéric Lesage, l'assistant du promoteur, qui est amoureux d'elle. Mais elle a encore Thibaut dans le cœur et n'arrive pas à tourner la page.



   À la villa Les Pins, la vie se déroulait agréablement. Chacun des domestiques avait pris son rôle au sérieux. Le chauffeur, qui ne servait qu'à Suzanne, Esther s'étant mise à la conduite comme toutes les jeunes femmes de son époque, s'occupait aussi du jardin. Il avait installé une barrière de bois autour de la propriété et avait aménagé, autour de la maison, quelques massifs d'hortensias du meilleur effet. Il était marié à la femme de chambre, qui s'occupait du linge et des garde-robes des deux maîtresses ; elle faisait aussi le ménage de l'étage. La cuisinière ne faisait que la cuisine. Elle était excellente et inventive et la table de la villa commençait à être réputée dans la ville. Son époux, le maître d'hôtel, servait à table, entretenait l'argenterie, aidait à la vaisselle ; il se chargeait également du ménage du rez-de-chaussée. Toute cette organisation qui s'était mise en place presque d'elle-même, tournait comme une horloge. Personne ne rechignait à la tâche car le service de Suzanne et d'Esther était des plus agréables ; elles donnaient peu d'ordres et n'exigeaient jamais rien, ce qui incitait les domestiques à faire leur maximum.

   Les maîtresses de maison menaient une vie mondaine. Elles étaient invitées à toutes les réceptions, toutes les festivités, auxquelles elles répondaient en donnant elles-mêmes, dans leur villa, des fêtes charmantes et appréciées de tous.

    L'été, elles profitaient de la plage. Il était difficile de se baigner dans ces gros rouleaux, mais elles mettaient au moins un maillot de bain et se trempaient au bord de l'eau, au moins jusqu'aux cuisses, puis retournaient sous leur parasol équipé d'un coupe-vent. Elles devaient se protéger du soleil car le teint hâlé faisait vulgaire et était réputé mauvais pour la peau. Mais elles étaient heureuses de la faire un peu respirer, débarrassée de tous les vêtements qui étaient jusqu'alors de mise pour entrer dans la mer. Quand elles voulaient vraiment se baigner, elles allaient au lac qui était plus calme ; parfois, elles se rendaient aussi à la plage du Bourret, à l'entrée du port de Capbreton, surtout en dehors de la saison des vacances qui était toujours celle où il y avait le plus de monde.

   Elles profitèrent également de leur temps libre pour visiter tous les recoins de la région. Elles étaient particulièrement attirées par le pays basque et les montagnes. Elles empruntèrent le petit train, inauguré depuis trois ans, pour monter à la Rhune, et découvrir du sommet, la vue magnifique sur la campagne montagneuse de l'arrière pays, derrière Saint-Jean-de-Luz et sa baie splendide. Elles y retournèrent plusieurs fois, ne pouvant se lasser d'un tel spectacle, changeant à chaque saison.

   Esther voyait maintenant Frédéric régulièrement. Il était convié à toutes les réceptions qu'elle donnait à la villa. Ils faisaient d'acharnées parties de tennis, des promenades le long du boulevard du Front de Mer et prenaient des cafés au Bar du Soleil, sur la plage centrale. Ils se parlaient toujours beaucoup, mais n'abordaient jamais leur vie privée et intime, car aucun des deux n'avait d'autre fréquentation particulière. Frédéric aurait bien voulu poser quelques questions à Esther concernant sa relation avec Thibaut. Mais cela aurait été mal venu et déplacé et il n'osait pas. Elle n'en parlait jamais.

   La jeune femme avait compris depuis longtemps les sentiments du jeune homme. Elle n'était pas loin de tomber définitivement dans ses filets mais résistait encore, imaginant qu'elle aurait du mal à ne pas superposer le visage de Thibaut sur celui de Frédéric s'il voulait l'embrasser et la serrer dans ses bras. Elle s'en voulait de ne pouvoir oublier le jeune architecte, mais n'y parvenait pas.

   Frédéric se désolait de n'être qu'un ami, mais ne voulait surtout pas disparaître du champ de vision d'Esther. Il fallait à tout prix continuer à faire partie de son cercle intime de connaissances et la voir le plus souvent possible. Il était patient et croyait souvent voir, dans ses yeux, une once d'amour pour lui, qui lui donnait la force d'attendre. Aucune autre femme ne trouvait grâce à ses yeux tant il était sûr qu'Esther était la seule capable de le rendre heureux. Aussi, il était très attentif à ses réactions, et répondait à toutes ses sollicitations. Elle était amicale avec lui, presque affectueuse, et c'était déjà ça.

   Trois ans passèrent ainsi, de réceptions en cercles culturels, de fêtes en réceptions, de tennis en baignades, d'excursions en promenades. La vie à Hossegor était devenue celle d'une villégiature mondaine. On avait construit le Sporting-Casino le long du canal, non loin du pont de pierre. On y trouvait des tables de jeux, une salle de spectacle où l'on donnait des soirées dansantes, un bar, un restaurant. Pour le sport, on avait aménagé un fronton, pour des rencontres de pelote basque auxquelles on pouvait assister depuis des gradins ; des tennis, une piscine et même une salle d'escrime au dernier étage du bâtiment. C'était un endroit très fréquenté par la jeunesse mais où chaque tranche d'âge pouvait trouver son plaisir.

   On avait également construit le front de mer, tout au bout de l'avenue de la Grande Dune, qui partait du pont vers l'océan. Deux bâtiments symétriques s'étendaient face à l'océan, de chaque côté d'une place nommée Place des Landais, devant ce qui était délimité comme la plage centrale. Une petite rue centrale, entre les deux bâtiments, escaladait la dune pour rejoindre le boulevard. Sur la place des Landais, s'étalait la terrasse du Bar du Soleil, au pied de l'Hôtel de la Plage. C'était aussi un endroit très couru, où l'on aimait se promener en pantalon blanc et twin-set de cachemire. Il fallait arborer un style sportif mais élégant. La ville se peuplait rapidement, mais elle était encore suffisamment petite pour que tout le monde se connaisse. Le qu'en-dira-t-on était important.

   Malheureusement le temps passait et Esther avait déjà trente-six ans. Elle était sûre qu'elle n'aurait jamais d'enfants et finirait sa vie en veuve, plus de Thibaut que de Simon. Elle se sentait un net penchant pour Frédéric, mais espérait toujours rencontrer l'architecte au coin d'une rue et lui tomber dans les bras, comme s'ils s'étaient quittés la veille. Ne lui jurait-il pas qu'il l'aimerait toujours ? Elle se disait bien qu'elle devait être raisonnable et voir les choses en face. Mais la mode n'était pas à la raison et elle ne voulait se contraindre à rien. Et puis, elle pensait, à juste titre, qu'il ne serait pas bon d'épouser un homme si elle pensait en permanence à un autre.

    Un après-midi, alors que Suzanne l'avait entraînée à aller sur la dune pour se promener le long de la plage, les deux femmes aperçurent, de loin, une famille qui venait à leur rencontre. Il y avait un homme qui tenait par la main une fillette, et une femme qui poussait un landau. Esther reconnut immédiatement la silhouette de Thibaut. Il était là, avec femme et enfants, à se promener comme si de rien n'était, sur le boulevard du Front de Mer, à Hossegor, en 1930, n'y étant pas revenu depuis cinq ans. Il voulait faire connaître à sa famille, cette ville qu'il avait contribué à construire et qu'il aimait tant.

   Esther fut pétrifiée sur place. Suzanne le reconnut aussi et n'osa pas regarder sa fille.

¾    Vous voyez ce que je vois ? finit par demander Esther à sa mère.

¾    Oui, ma chérie. J'ai vu. Il fallait s'y attendre, non ?

¾    Mais… il disait qu'il m'aimerait toujours ! s'exclama Esther au bord des larmes.

¾    Enfin, ma chérie, voyons, un peu de bon sens. Comment veux-tu qu'un homme à qui tu as signifié que tu ne voulais plus le voir, reste à se morfondre éternellement. Il est plus jeune que toi, souviens-t'en. Il est normal qu'il ait fondé une famille. Je t'assure que tu ne peux lui en vouloir. Allez, reprends-toi, nous allons les croiser et les saluer, c'est inévitable, dit Suzanne en serrant gentiment le bras de sa fille qu'elle tenait sous le sien.

¾    Ah, par exemple ! Monsieur Lamécourt, que faites-vous parmi nous ? demanda Suzanne en s'arrêtant à leur hauteur.

¾    Bonjour Madame Hargenville, bonjour Esther, risqua Thibaut ne sachant si elle était remariée ou non. Je vous présente ma femme, Béatrice, ma fille Agnès et mon fils Hervé, montra-t-il fièrement.

¾    Quel âge ont-ils, ces charmants bambins, demanda innocemment Suzanne.

¾    Eh bien ! Agnès a juste quatre ans, et Hervé a un an et demi, déclina le père.

¾    Vous êtes encore sur quelque construction ici ?

¾    Non, non, nous sommes en vacances. Il y a longtemps que je ne m'occupe plus des villas d'Hossegor, mais j'aime bien cet endroit et je voulais le montrer à ma femme. J'ai beaucoup travaillé ici, alors, vous comprenez, dit Thibaut un peu gêné.

¾    Oui, oui, nous comprenons.

¾    Et vous ? Si je puis me permettre, vous passez vos vacances également ? s'enquit Thibaut sur un ton mondain.

¾    Non, Esther et moi sommes ici à demeure maintenant. Nous profitons agréablement de la jolie maison que vous nous avez construite, dit Suzanne avec un large sourire. Bon, eh bien, nous allons continuer notre promenade en vous souhaitant bonne continuation, coupa Suzanne, pour mettre un terme au supplice de sa fille.

¾    Oui, c'est cela, je vous souhaite de même, au revoir, dit Thibaut d'un ton dégagé.

   Il n'avait pas osé croiser le regard d'Esther. Il avait l'air décontracté, mais au fond de lui, il sentit un grand charivari. Il la trouvait encore très belle et ne put empêcher son cœur de sauter dans sa poitrine. Il n'avait jamais parlé à Béatrice de ses amours passées et n'avait jamais évoqué Esther que pour la mettre sur la liste de ses clientes pour qui il avait construit une maison. Il était d'ailleurs passé avec elle, quelques jours auparavant devant la villa Les Pins pour la lui montrer. Il avait remarqué qu'elle était occupée et avait espéré secrètement apercevoir Esther, tout en le redoutant un peu. Ce jour-là, les femmes étaient absentes et il n'avait aperçu que les domestiques. Il ne s'était pas attardé, ne voulant pas laisser à penser à Béatrice qu'il avait pu se passer quelque chose dans cette maison.

   Il était d'autant plus retourné par cette rencontre, que dans le peu qu'il avait aperçu le regard d'Esther, il y avait vu de l'amour et du regret. Il avait senti le bouleversement que lui procurait cette rencontre. Il avait eu l'envie folle de se jeter dans ses bras, mais avait dû regarder ailleurs pour ne pas hurler. Il s'était parfaitement maîtrisé et avait joué impeccablement l'indifférence.

   Esther avait aussi compris son trouble. Mais il était marié et père de famille, tout était à présent consommé. Elle avait enfin la certitude que plus rien ne pourrait se passer entre eux. Elle fit rapidement le calcul, à l'énoncé des âges des enfants et se rendit compte que huit mois à peine après la mort de Grégoire et sa rupture avec le jeune homme, Béatrice avait été enceinte. Elle crut défaillir. Il ne lui avait fallu que huit mois pour connaître Béatrice, l'épouser et lui faire un enfant ! Lui qui jurait qu'il ne pourrait jamais en aimer une autre ! Elle se prit à penser que peut-être même, il la connaissait en même temps qu'elle. Elle se mit, dans sa tête, à l'accuser de traîtrise, de duplicité, de tous les maux qu'inspire généralement la jalousie.

   Une fois chacun reparti de son côté, Esther ne se retourna pas, Thibaut non plus. Suzanne n'osa pas tout de suite rompre le silence entre elle et sa fille. Elle la sentait très mal et ne sut tout d'abord comment lui parler. C'est Esther qui finit par éclater.

¾    Vous rendez-vous compte, Maman ? J'ai calculé que sa femme avait été enceinte huit mois seulement après notre rupture. Le menteur ! En huit mois il aurait connu cette femme, l'aurait épousée et mise enceinte ? Vous le croyez ? Moi, je crois qu'il la connaissait déjà quand nous étions ensemble. Il m'a bien bernée, il s'est bien joué de moi. J'ai joliment bien fait de rompre à la mort de Père. Quelle idiote j'ai été ! Voilà ce que c'est que de vouloir prendre un homme plus jeune que soi. J'ai été son jouet. Il aurait sans doute pu me présenter à sa femme en tant que celle dont ils riaient volontiers tous les deux. Ils ont dû bien s'amuser.

¾    Enfin, Esther, reprends un peu tes esprits, conseilla Suzanne. Tu dis des bêtises parce que tu es blessée. Mais n'oublie pas que c'est toi qui as rompu et que, à cause de la mort de ton père, tu ne voulais pas revenir sur cette rupture. Il l'a bien compris et a décidé de faire sa vie puisqu'il te savait perdue à jamais.

¾    Il aurait pu chercher à me revoir ou à me reconquérir.

¾    Tu es de mauvaise foi. Il n'avait pas à te reconquérir, puisqu'il savait que tu l'aimais. Mais, tu as mis la mort de ton père et ta responsabilité comme seules raisons. Alors, on ne revient pas sur des évènements aussi forts. Tu dois le comprendre.

¾    Oui, sans doute, fit Esther qui se calmait un peu à entendre sa mère.

¾    Après tout, cette rencontre est sûrement salutaire, expliqua Suzanne avec sa lucidité habituelle. Tu vas enfin pouvoir tourner la page et passer à autre chose, ajouta-t-elle en pensant fortement à Frédéric.

¾    Oh oui, Maman ! Je sais à quoi vous pensez.

¾    Tu devrais plutôt dire à qui, n'est-ce pas ?

¾    Oui, Maman, vous avez raison, comme toujours, conclut Esther qui s'avouait vaincue.

   À présent, Frédéric avait vraiment toutes ses chances. Esther était décidée à le lui signifier.

ù

27 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°13/14)

Rappel des faits antérieurs : Pendant l'absence des jeunes mariés, Esther et Suzanne s'organisent avenue Montaigne. Gladys fait une vie insupportable aux deux femmes Hargenville qui décident de partir s'installer définitivement à Hossegor, dans leur villa Les Pins.



   Le départ des deux femmes fut donc programmé pour la semaine suivante. Le soir même, elles en informèrent Brice. Il ne fut pas si surpris que cela, seulement attristé quand elles lui précisèrent que leur installation à Hossegor serait définitive. Mais, au fond, il comprit leur décision. Au moins, il ne souffrirait plus de son impuissance à empêcher les affrontements entre les femmes. Il s'en voulait d'être incapable de faire entendre raison à Gladys qui lui échappait complètement. Elle n'en faisait qu'à sa tête, sans lui demander aucune autorisation, ne tenant aucun compte de ses recommandations. Il aurait voulu que tout le monde s'entende à merveille, il aimait profondément sa mère et sa sœur et se sentait déchiré entre elles et son épouse. Il fut soulagé de cette décision, même s'il était peiné de ne plus les voir.

   Quand elle apprit la nouvelle, Gladys montra sa joie, ostensiblement. Elle lâcha même entre ses dents, quelque chose comme "ce n'est pas trop tôt" ; Brice n'était pas sûr d'avoir bien entendu et préféra ne pas demander de précision. Elle concéda tous les déménagements qu'on voulait, pourvu que les femmes débarrassent les lieux.

   C'est alors qu'Esther informa qu'elle allait emmener les domestiques. Elle était allée leur exposer son projet ; ils ne demandaient pas mieux, n'appréciant pas du tout la vie que leur infligeait leur nouvelle patronne. Ils furent enchantés à l'idée de ce départ, qu'ils n'espéraient pas. Tout plutôt que de rester là, surtout seuls avec elle.

Gladys commença alors à paniquer.

¾    Mais vous ne pouvez pas faire ça. Comment vais-je me faire servir ?

¾    Tu n'as qu'à chercher tout de suite ton nouveau personnel. D'ailleurs, cela ne devrait pas être si difficile de trouver des domestiques en une semaine, c'est le temps légal de leur préavis quand ils changent de maison. Que tu le veuilles ou non, nous partons avec eux, décréta Esther qui élevait la voix pour la première fois, devant les yeux incrédules et ébahis de sa belle-sœur.

¾    Mais, vous n'êtes que deux, vous n'avez pas besoin de quatre domestiques, décréta-t-elle.

¾    Vous aussi, vous n'êtes que deux et tu veux quand même quatre domestiques. De toute façon, besoin ou pas, nous les emmenons tous les quatre. Du reste, ils sont mariés, nous ne pouvons les séparer, justifia Esther.

¾    Laisse-moi au moins la cuisinière et le maître d'hôtel, quémanda Gladys, radoucissant le ton.

¾    Rien du tout. Nous partons la semaine prochaine, tous ensembles. Un point c'est tout. Je serai intraitable sur ce point. C'est à prendre ou à laisser, il n'y a pas le choix.

¾    Mais… mais… balbutia Gladys qui n'avait jamais vu Esther dans cet état.

¾    Il n'y a pas de mais non plus. Bon, maintenant, nous avons tous du travail pour faire nos bagages. Nous allons commander des déménageurs pour qu'ils prennent les malles et les meubles que nous allons préparer à leur intention et que nous allons emporter aussi, expliqua Esther sur le ton parfois sans réplique qui lui venait de son père.

   Cette dernière phrase, clôtura définitivement la discussion. Esther tourna le dos et monta dans ses appartements, laissant Gladys figée sur place, complètement désemparée. Une fois remontée dans sa chambre, elle se mit à pleurer de rage. Comment allait-elle trouver quatre domestiques en une petite semaine ? Cela semblait mission impossible. Une fois qu'elle eut pleuré et tempêté, cassé un vase qu'elle avait, de colère, jeté sur le marbre devant la cheminée, elle se calma enfin. Il lui fallait faire vite pour trouver quelqu'un. Mais elle eut beau s'adresser à toutes les personnes susceptibles de répondre à sa demande, au bout de quatre jours, elle n'avait personne et le personnel quittait la maison le lendemain ; elle avait trouvé deux couples, mais ils ne seraient libres que huit jours après. Elle n'imaginait même pas une seconde faire elle-même son lit ou la cuisine. En désespoir de cause, elle finit par demander à la cuisinière du château de son père, de venir faire un extra de huit jours chez elle. La pauvre femme, déjà âgée, allait devoir tout faire, non seulement la cuisine, mais le ménage, le lit, le linge et le service. Cela ne gênait nullement Gladys de lui demander un tel effort.

   Esther s'amusait beaucoup de cet embarras et le prenait pour une petite vengeance. Elle avait retrouvé le sourire et ne faisait que préparer son départ avec frénésie, essayant de penser à tout, aidant aussi sa mère à ne rien oublier. Elle remplit plusieurs malles et s'activa aussi à mettre en évidence les meubles qu'elle voulait faire déménager. Cela se ferait quatre jours après leur départ.

   Enfin, elles prirent le train, avec leurs quatre domestiques, heureux comme s'ils partaient en vacance. Brice les accompagna à la gare, s'excusa pour sa femme et leur promit de venir les voir de temps en temps. Arrivé à Hossegor, le groupe se dirigea vers les calèches-taxis qui attendaient les voyageurs ; il en fallut deux pour eux six. Ils avaient quatre jours avant l'arrivée des déménageurs, pour remettre la maison en état ; la chauffer, la nettoyer, faire les vitres, arranger un peu ce qui tenait lieu de jardin, remettre en état la voiture qui avait dormi tout l'hiver sous l'abri sommaire qui servait de garage. Les hommes, comme les femmes, avaient du travail, mais personne ne s'en plaignit et chacun mit, au contraire, tout son cœur à cet ouvrage.

   Ils étaient soulagés d'avoir pu quitter Gladys qu'ils détestaient et en furent infiniment reconnaissants aux deux femmes. Ils avaient du mal à croire à leur bonheur de se retrouver dans ce bel endroit, à servir ces deux femmes qu'ils avaient toujours aimées. Certains avaient vu naître Esther, les autres l'avaient connue petite et y étaient attachés comme à leur propre fille. La cuisinière avait toujours fait des petits gâteaux à son intention et la femme de chambre avait un peu servi de nurse. Cette improbable chance qu'ils avaient de s'installer à Hossegor redoubla leur fidélité et leur volonté de bien faire.

   Esther n'était pas revenue à la villa Les Pins depuis la mort de son père et sa séparation d'avec Thibaut Lamécourt. Quand elle aperçut le petit quai de gare de ce qui était devenu une station à la mode, elle se revit dans les bras de l'homme qu'elle avait tant aimé, pendant ce long baiser qui avait débuté leur amour. Les larmes lui montèrent aux yeux. Toute à sa volonté de quitter sa prison dorée, elle n'avait pas pensé que tous ses souvenirs lui reviendraient en plein coeur en arrivant à Hossegor. Elle s'accorda quelques minutes, seule dans sa chambre, pour pleurer tout son soûl. Puis elle se plongea dans le travail, aidant les domestiques au nettoyage complet de la maison, afin de ne plus penser à rien. À la fois heureuse d'être ici et malheureuse d'y être sans Thibaut, elle ne savait plus très bien où elle en était.

   Depuis le mariage de Brice, elle donnait l'impression d'une jeune femme active et moderne, bien dans sa peau et prête à mener sa vie tambour battant. Cependant, elle se sentait bien seule, ne passait pas une journée sans penser à Thibaut, en rêvait la nuit et n'arrivait pas à tourner la page. Elle avait tant espéré que son changement de vie lui apporterait enfin la paix, elle s'apercevait à présent qu'elle s'était trompée et que c'était pire.

   Quatre jours après leur arrivée, les déménageurs apportèrent les malles et les meubles comme prévu. Il y eut encore quelques jours de travail intense pour tout installer et s'organiser définitivement. Quand ce fut terminé, elle se rendit compte qu'elle n'était pas encore allée admirer l'océan. Elle sentit qu'elle devait s'y rendre seule, qu'elle avait envie de passer en revue une fois pour toutes, les baisers, les caresses, les regards, les aveux et les serments dont cette plage avait été le témoin.

   Une fois sur la dune, devant les rouleaux gigantesques qui s'abattaient inlassablement sur le sable dans leur grand fracas habituel, elle ne put retenir ses larmes. Elle se voyait partout avec Thibaut, elle l'apercevait, l'appelant et courant vers elle pour la serrer dans ses bras. Elle se voyait courir avec lui en riant et chahutant. C'est tout juste si elle ne pouvait pas encore distinguer les traces de leurs pas, entendre leurs voix.

   Elle se mit à hurler sa douleur, crier à se casser les cordes vocales, taper sur le sable avec ses poings et finir par s'écrouler en sanglots. Si quelqu'un avait pu la voir, il l'aurait sans doute prise pour une folle ou une malade. Mais heureusement, il était très tôt le matin, et personne ne l'aperçut ni n'entendit son désespoir.

   Pourtant, le quartier s'était bien construit depuis son dernier départ. Hossegor était devenue une vraie petite ville, les rues avaient été empierrées et portaient des noms. Les hôtels et les restaurants fleurissaient, quelques commerces également. De tous les côtés les villas avaient poussé, dans ce style basco-landais si élégant : "Les Landiers", non loin des Pins, "Vamireh" à l'est du lac, et surtout "Nomico", sur la rive ouest, pratiquement sur la plage, pour Alfred Eluère lui-même, le grand réalisateur de la station. Les chantiers n'arrêtaient pas et la ville se peuplait continuellement. Les propriétaires commençaient à faire connaissance, des cercles culturels et mondains se créaient, les prémices de ce qui allait devenir le Sporting-Casino permettait de faire quelques bonnes parties de tennis. Un golf était en construction.

   Esther et Suzanne furent accueillies à bras ouverts dans cette petite société, riche et mondaine, intellectuelle et artiste, qui leur convenait parfaitement. La jeune femme semblait avoir recouvré sa gaîté, convaincue par sa mère de tourner vraiment la page et de penser à autre chose. C'était plus facile à dire qu'à faire, elle en était consciente, mais avait fini par persuader sa fille, qui faisait beaucoup d'efforts pour se divertir. Jolie et élégante comme elle était, cela ne lui était pas difficile. Elle était invitée partout, courtisée, appréciée. Elle avait définitivement adopté le style sportif, agréable et confortable, permettant une totale liberté de mouvements. Elle portait souvent des pantalons souples et larges, des pulls amples, agrémentés d'un joli foulard de soie, des chaussures plates. Elle était très moderne et plaisait beaucoup.

   La personne à qui Esther plaisait le plus était Frédéric Lesage. Le jeune homme avait trente-cinq ans, deux de plus qu'elle. Il était grand et mince, blond aux yeux bleus de mer et portait une petite moustache blonde, retroussée à ses extrémités effilées. Il était l'assistant d'Alfred Eluère, le promoteur immobilier. À ce titre, il avait eu l'occasion de rencontrer la jeune femme quand elle avait acheté son terrain.

   Lors d'une petite fête donnée par Paul Lahary, le maire, qui avait invité tous les nouveaux propriétaires, ils s'étaient retrouvés. Immédiatement, à son grand étonnement, Esther, qui pensait ne plus pouvoir aimer personne après Thibaut, ressentit un pincement au cœur en croisant ce regard d'un bleu si intense, dont le propriétaire semblait éprouver le même sentiment.

¾    Bonjour Madame Morigny, je suis heureux de vous rencontrer, dit Frédéric en saluant Esther et lui baisant la main.

¾    Bonjour Monsieur Lesage, répondit aimablement Esther, un peu troublée tout de même.

¾    Vous avez fait construire une bien jolie villa sur la parcelle que nous vous avons vendue, remarqua le jeune promoteur.

¾    Vous l'avez vue ? s'étonna Esther.

¾    Bien entendu, nous contribuons activement à la construction de cette ville et nous sommes attentifs à tout ce qui s'y construit. C'est Monsieur Lagrange, je crois, qui a conçu votre maison.

¾    Oui, enfin, c'est Monsieur Lamécourt, qui fait partie de son cabinet, rectifia Esther, bien que ce nom lui écorche le cœur.

¾    Oui, je le connais aussi. C'est d'ailleurs à lui que je dois le plaisir de vous avoir rencontrée. Que devient-il ? demanda Frédéric pour savoir où il mettait les pieds.

¾    Je n'en sais absolument rien, je n'en ai plus aucune nouvelles, fit Esther en prenant un air qu'elle voulut le plus détaché possible.

¾    Moi non plus, en effet, je ne le vois plus du tout par ici, renchérit Frédéric très heureux de cette bonne nouvelle.

   Ils parlèrent longtemps, de façon mondaine, un verre à la main, sur un ton sucré et délicat. Au fond d'eux, tout se bousculait, leur tête et leur cœur étaient en révolution. Quand ils se quittèrent, longtemps après que Suzanne ait regagné Les Pins, rien ne s'était passé physiquement entre eux. Ils s'étaient seulement raconté presque toute leur vie, s'étaient dévoilés l'un à l'autre, comme s'ils se faisaient confiance d'emblée et sans réfléchir. Une fois chacun rentré chez soi, l'autre occupa toutes ses pensées.

   Suzanne avait évidemment remarqué la longue conversation de sa fille avec cet homme, à qui elle avait acheté sa propriété. Elle espérait secrètement que pouvait alors débuter une nouvelle histoire d'amour susceptible de remettre Esther une fois pour toutes sur la voie du bonheur.

   De son côté, Frédéric, se souvenait parfaitement de leur entrevue au moment de l'achat du terrain. Il avait remarqué les yeux éperdus d'amour qu'Esther lançait sans arrêt à Thibaut, qui essayait manifestement de les éviter, afin de ne pas se troubler davantage et rester très professionnel. Il les avait aperçus, par hasard, quelques mois après, dans les rues d'Hossegor, se tenant enlacés comme les amoureux se promènent, seuls au monde. En étant tombé secrètement amoureux, il avait aussitôt cherché à s'en détacher, dès qu'il avait eu la preuve qu'ils étaient ensemble.

   Il faut dire qu'elle correspondait exactement au genre de femme qu'il aimait ; il la trouvait intelligente, cultivée, élégante et pleine de charme, comme le sont souvent les femmes dans la trentaine. Depuis deux ou trois ans, il pensait sérieusement à fonder une famille ; il se dit à présent, que ce projet pourrait peut-être se réaliser avec Esther. Il avait reçu des réponses qu'il jugeait encourageantes, aux questions qui lui avaient brûlé les lèvres dès qu'il l'avait aperçue à la soirée du maire.

   La jeune femme avait parlé de Thibaut uniquement pour rappeler qu'il était l'architecte de sa maison. Frédéric avait admiré comment elle l'avait évoqué sans sourciller, maîtresse d'elle-même, comme on parle d'un fournisseur. Il s'étonnait cependant qu'elle ne se soit pas remariée, belle et charmante comme elle était. Enfin, il se demandait comment les choses avaient tourné entre la belle dame et l'architecte et pourquoi elle semblait si seule. Il comprit qu'il devait avancer délicatement, mais son choix était fait, il mettrait tout en œuvre pour la conquérir.

   Malgré son attirance pour le jeune homme, Esther avait encore du mal à accepter les bras d'un autre que ceux de Thibaut. Bien qu'elle eut appris que Frédéric Lesage n'avait plus rencontré l'architecte dans les parages, elle se demandait s'il était toujours en charge des chantiers d'Hossegor et si, un jour, elle le croiserait dans les rues. Elle l'espérait et le redoutait à la fois. Chaque fois que l'idée lui venait, elle se dépêchait de la chasser afin de s'éviter des souffrances inutiles. Cependant, tant d'endroits alentours lui rappelaient ses amours, qu'il lui était très difficile de ne plus y penser.

   Elle avait remarqué que son trouble était partagé par Frédéric et avait très bien ressenti l'intérêt amoureux que le jeune homme lui portait. Elle en fut à la fois émue et inquiète. Elle ne voulait pas le faire souffrir mais était bien décidée à ne pas lui donner d'espoir, tant qu'elle garderait celui de revoir Thibaut.

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25 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°12/14)

Rappel des faits antérieurs : Brice déclare son amour à Gladys Tissot de Courgent. Ils se fiancent et se marient. Ils partent en voyage de noces en Egypte.



   Suzanne était inquiète de la nouvelle situation dans laquelle elle allait se trouver au retour des jeunes mariés. Elle s'en ouvrit à Esther.

¾    Dis-moi franchement, que penses-tu de ta belle sœur ? demanda-t-elle à sa fille.

¾    Je ne sais trop quoi vous dire, Maman.

¾    Tu peux me parler à moi, nous sommes seules. Profites-en, cela ne va pas durer.

¾    Oui, j'en suis bien consciente. Nous ne pouvons la juger, nous ne la connaissons pas encore suffisamment. Mais, dès le départ, j'ai ressenti une appréhension à son égard, une sorte d'antipathie, alors qu'au premier abord, elle paraît être charmante. Je l'ai sentie intéressée et envieuse, capricieuse aussi.

¾    Oui, c'est aussi l'impression qu'elle m'a faite. Je dois lui laisser la direction de la maison, à présent, et cela me fait un peu peur. Nous allons au-devant de moments difficiles, je le crains, dit Suzanne avec lucidité et comme si elle pensait à haute voix.

¾    Il faut absolument que nous décidions d'attribuer un appartement à chacun. Il me semble que, l'hôtel ayant deux étages, il serait bon que nous nous installions, toutes les deux, au deuxième et leur laissions le premier pour eux tout seuls.

¾    Mais c'est beaucoup trop grand pour eux ! s'exclama Suzanne qui recevait mal l'idée de quitter sa chambre conjugale. Que vont-ils faire de cinq chambres ?

¾    S'ils ont des enfants, ce ne sera pas trop grand, ils auront de quoi les loger. Et puis nous, nous pouvons bien nous partager les cinq chambres du dessus. Nous n'avons qu'à nous prendre deux pièces chacune et garder celle du milieu pour nous faire un petit salon pour nous, suggéra Esther s'y voyant déjà.

¾    Et le rez-de-chaussée ?

¾    Eh bien ! Ce sera la partie commune. Nous y prendrons nos repas tous ensembles et nous nous y pavanerons quand il y aura des réceptions, dit Esther en éclatant de rire.

¾    Je vois que tu as pensé à tout. Au fond, ce n'est pas une si mauvaise idée, envisagea Suzanne.

¾    Ecoutez, Maman, je comprends que vous n'ayez pas envie de quitter votre chambre, mais ce n'est pas dans celle de Brice, la plus petite de toute la maison, qu'ils vont pouvoir s'installer, fit remarquer Esther. Il vaut mieux pendre la décision nous-mêmes avant que votre bru ne nous chasse de vos appartements.

¾    Oui, c'est bien possible, tu as raison. Il faut leur octroyer une chambre nuptiale. Il est vrai que celle de ton père et moi est la plus belle. Au fond, vraiment, c'est ce qu'il y a de mieux à faire. Mais cela m'ennuie un peu d'avoir à monter un étage supplémentaire. Tu sais comme je déteste les escaliers.

¾    La cage est assez grande pour y installer un ascenseur. Nous n'avons qu'à le commander, suggéra encore Esther qui, décidément, avait toujours une solution.

¾    Que voilà une excellente idée ! Dans ces conditions, je suis d'accord. Allons dès aujourd'hui commander ces travaux et installons-nous. Il serait bon que tout soit prêt quand ils rentreront, cela évitera les tergiversations, s'enthousiasma Suzanne. Elle ne devrait rien trouver à redire, ajouta-t-elle comme pour se rassurer.

¾    Espérons, avec elle, on ne sait jamais… soupira Esther.

   En effet, tout fut organisé pour que les travaux soient faits rapidement. Dix jours après, tout était terminé. Le déménagement des meubles, l'installation de l'ascenseur, et même un coup de fraîcheur à la peinture des chambres du deuxième qui étaient moins fréquentées que celles du premier ; tout était prêt pour le retour du jeune couple.

   Quand ils rentrèrent, Brice fut un peu contrarié de ces nouveautés.

¾    Qu'est-ce que c'est que ça ? s'étonna-t-il en apercevant l'ascenseur tout neuf. Mais c'est très laid !

¾    Je te concède que cela enlève un peu de dignité à notre hall d'entrée, mais c'est beaucoup plus pratique et moins fatigant pour moi que d'avoir à monter deux étages, expliqua Suzanne.

¾    Monter deux étages ? Mais pourquoi ? s'étonna Brice qui, décidément, ne comprenait rien à ce qui s'était passé pendant son absence.

¾    Oui, nous nous sommes installées au deuxième, ta sœur et moi, et nous vous avons laissé tout le premier pour vous. Pour vous… et… pour les enfants que vous allez sûrement nous faire, n'est-ce pas ? dit Suzanne avec un petit clignement des paupières à l'adresse de sa belle-fille impassible.

¾    Mais, qu'est-ce que c'est que cette organisation ?

¾    Ne t'énerve pas, mon petit, c'est sûrement beaucoup mieux comme cela, rassura la mère.

Pendant cette conversation, Gladys regardait autour d'elle avec le regard de celle qui évalue, qui jauge, qui juge et… qui décide. Dans son regard on pouvait voir les transformations qu'elle imaginait déjà, les critiques qu'elle formulait, encore en secret, sur la décoration ou l'organisation. Elle finit par couper court à la discussion.

¾    Mais, si, Brice, c'est mieux ainsi, nous serons sûrement très bien au premier étage, tout seuls, c'est très gentil à vous d'avoir réorganisé la maison comme cela, dit-elle à Suzanne, avec un large sourire. Allons, faisons monter nos affaires et installons-nous. Fais-moi visiter, Brice, je veux tout voir, je ne connais que les salons.

¾    Oui, tu as raison, d'abord, nous allons commencer par la cuisine, pour faire connaissance avec les domestiques. Tu verras, ils nous sont très dévoués et ils te serviront parfaitement comme ils l'ont toujours fait, vanta Brice, sûr de lui.

¾    Allons-y.

   Gladys passa l'hôtel en revue, de la cave au grenier, ainsi que le jardin d'un bout à l'autre. Elle apprécia l'initiative des femmes d'avoir débarrassé le premier étage. Presque immédiatement, elle commença à donner des ordres aux domestiques, à organiser les journées de chacun, à décider des repas, des réceptions, enfin, à prendre toute sa place.

   Suzanne n'apprécia pas, mais n'en fut guère étonnée. Elle s'attendait à cette attitude de la part de sa belle-fille. Elle se dit seulement qu'elle ne savait pas combien de temps elle supporterait cette situation. Là-haut, dans son deuxième étage, elle se sentait un peu exclue et reléguée. Elle aurait voulu que sa bru la consulte un peu plus souvent, lui demande conseil ou au moins son avis, la fasse participer à ses décisions. Mais non, rien, elle décidait de tout toute seule et mettait tout le monde devant le fait accompli. Elle n'élevait jamais la voix, disait toujours les choses avec un sourire, un peu carnassier il est vrai, et sur un ton sec et cassant qui n'incitait pas à la contestation. Brice laissait faire. Il était très amoureux et prenait pour de la personnalité ce qui n'était que de l'égoïsme et de l'autoritarisme.

   Peu de temps après leur installation, elle décida de changer toute la décoration des salons de réception. Sans ménagement, elle décréta que les couleurs n'étaient pas assorties, les peintures et les tentures défraîchies, les meubles démodés.

¾    Alors, ici, nous allons nous débarrasser de cette commode vieillotte et la remplacer par une console moderne, en citronnier, aux formes épurées et non ces fioritures Art Nouveau, dit-elle avec mépris.

¾    Mais enfin, c'est une commode de Monsieur Majorelle, s'insurgea Suzanne.

¾    Oui, c'est cela, c'est bien ce que je dis, c'est vieillot, insista la bru. Vous n'avez qu'à la faire monter dans vos appartements, elle ira très bien avec votre décor, lâcha Gladys avec un sourire narquois.

¾    Eh bien ! C'est ce que je vais faire immédiatement.

¾    C'est très bien, cela agrémentera votre cagibi, fit encore Gladys en tournant les talons et laissant Suzanne pantoise.

   Elle se mordait les lèvres pour ne pas exploser. Elle demanda à ce que l'on monte au deuxième, tous les meubles qui déplaisaient ainsi à Gladys, refusant qu'elle les vende ou, pire, les mette au rebus. L'étage des femmes devint effectivement un véritable débarras, chaque pièce étant remplie à craquer, des meubles du rez-de-chaussée dont madame Brice Hargenville, ne voulait pas.

¾    Où allez-vous avec ce plateau ? demanda Gladys, une autre jour, à la femme de chambre. Je ne vous ai rien demandé.

¾    Non, Madame, c'est pour Madame Suzanne, avoua la domestique.

¾    Vous n'avez pas à prendre vos ordres chez ma belle-mère, vous devez m'en référer avant et c'est à moi de vous donner l'ordre ou non de la servir.

¾    Mais enfin, Madame, Madame Suzanne m'a demandé une collation, je dois lui apporter, se défendit la soubrette, un peu désemparée.

¾    Vous devez m'en parler d'abord, insista la nouvelle maîtresse de maison.

¾    Et alors ? Vous pourrez m'empêcher de porter un rafraîchissement à Madame Suzanne si elle a soif ? osa encore la femme de chambre en regardant sa nouvelle patronne droit dans les yeux.

¾    C'est à moi d'en décider et vous n'avez pas à me parler sur ce ton.

¾    Vous ne pourrez jamais m'empêcher de servir Madame Suzanne, cela fait bientôt vingt-cinq ans que je la sers, je ne la laisserai jamais manquer de quoi que ce soit, s'énerva la domestique, rouge de colère et de confusion à la fois.

¾    Vous ferez ce que je vous dis, un point c'est tout. Vous n'avez pas à discuter mes ordres, laissa tomber Gladys en toisant la domestique folle de rage.

Elle cessa de regarder sa patronne et monta vivement l'escalier, prête à lui envoyer le plateau à la tête. Gladys s'éloigna, l'air toujours aussi serein et sûr d'elle-même. La domestique était au comble de l'indignation et se promit de quitter son emploi plutôt que de subir ce genre de reproche qu'elle jugeait parfaitement injustifié.

¾    Eh bien ! Qu'avez-vous ? demanda Suzanne en voyant arriver sa femme de chambre complètement bouleversée.

¾    Oh, Madame, si vous saviez ! s'exclama-t-elle prête à éclater en sanglots.

¾    Mais voyons, expliquez-vous, que s'est-il passé ? insista Suzanne gentiment.

¾    C'est Madame Brice, elle m'a presque empêchée de venir vous apporter votre boisson. Elle veut vous assoiffer et peut-être même vous affamer, s'exclama la servante.

¾    Allons, allons, vous y allez peut-être un peu fort, minimisa Suzanne, comme toujours.

¾    Non, non, Madame, je vous assure. Elle veut que je lui demande la permission de vous servir, chaque fois que vous me demanderez quelque chose. Je lui ai répondu vivement, tellement j'étais choquée de ses propos. Elle dit que c'est à elle de décider si je dois ou non vous apporter ce que vous désirez, elle veut décider si vous avez soif ou faim, vous vous rendez compte ? s'indigna encore la fidèle camériste.

¾    Ne vous inquiétez pas, je vais régler ce problème, continuez à faire comme vous avez toujours fait, ne tenez pas compte de cet incident. Elle a dû être chagrinée par quelque problème pour vous parler ainsi. Ne vous en faites pas, tout ira bien, rassura-t-elle.

   Au cours du repas, Suzanne décida de mettre les pieds dans le plat devant son fils.

¾    Alors, il paraîtrait que je ne puisse pas commander un jus de fruit à mes anciens domestiques ? demanda Suzanne d'un air apparemment détaché.

¾    Personne n'a dit une chose pareille, osa prétendre Gladys.

¾    C'est pourtant ce que m'a rapporté la femme de chambre. Il semblerait que vous lui ayez donné l'ordre de vous en référer à chacune de mes demandes, expliqua la belle-mère.

¾    Je trouve cela normal, ce sont mes domestiques et je dois à tout moment savoir ce qu'ils font. Et si j'ai besoin d'eux à ce moment-là, ils doivent pouvoir répondre à ma demande sans retard.

¾    Vous croyez vraiment qu'ils auront du retard à vous satisfaire parce qu'ils m'auront monté une boisson fraîche ? ironisa Suzanne un tout petit peu énervée.

¾    S'ils sont au deuxième étage sans que je le sache, je ne pourrai pas les trouver à la cuisine, répliqua Gladys, comme si c'était une évidence.

¾    Mais enfin, Brice, dis quelque chose ! finit par exploser Esther qui avait suivi l'échange verbal d'un air désapprobateur à l'égard de sa belle-sœur.

¾    Ce sont des affaires domestiques dans lesquelles je n'ai pas grand chose à voir, se défaussa le maître de maison.

¾    Alors ça, c'est parfait ! Décidément, notre père nous manque. Il serait là, les choses ne se passeraient pas comme ça. Tu n'es même pas capable d'empêcher ta femme de bafouer tous les usages. Ce n'est pas ainsi que doit se comporter une bru quand sa belle-mère vit sous son toit et qu'elle vit chez elle, par-dessus le marché.

¾    Mais c'est moi la maîtresse de maison, à présent, se justifia Gladys, c'est à moi de contrôler les domestiques, c'est la moindre des choses.

¾    Cela ne t'est pas venu à l'idée une seconde que ma mère avait encore quelques droits, chez elle. Les domestiques la servent depuis trente-cinq ans bientôt pour certains. Tu ne penses pas tout de même qu'ils vont l'abandonner parce que tu leur en donnes l'ordre, s'énerva Esther.

¾    C'est seulement une question d'organisation, je veux savoir où ils sont parce que je peux en avoir besoin à tout instant, c'est tout, dit encore Gladys dont la voix tremblait un peu, se sentant enfin prise en défaut. Enfin, Brice, n'ai-je pas raison ? ajouta-t-elle manifestement ébranlée.

¾    Sans doute, ma chérie. Mais il est certain que les domestiques sont toujours au service de ma mère et de ma sœur également, dit-il d'un ton monotone et sans accent. Ils te serviront aussi bien qu'ils l'ont toujours fait, j'en suis persuadé. Je pense que tu peux les laisser faire leur travail comme ils en ont l'habitude, cela ne devrait pas poser de problème.

   La discussion était close. Esther pensait que Brice avait vraiment fait le minimum. Suzanne, malgré sa grande tolérance, pensa que sa bru exagérait et que les choses devaient changer. Elle se prit à penser qu'elle allait acheter un appartement ailleurs dans Paris, pour aller vivre avec sa fille, tranquillement.

   Les femmes ne virent plus le couple que pendant les repas. Encore, l'ambiance en était-elle altérée par la mauvaise humeur et les rancœurs de chacune. Brice semblait toujours planer au-dessus de tout cela, faisant semblant d'ignorer ces relations conflictuelles. Constamment pourtant, Gladys continuait à faire des réflexions acerbes, à se moquer ouvertement des tenues d'Esther, pourtant toujours très élégantes. Elle la traitait de vieille fille, la poussant à sortir pour trouver des amants au lieu de rester dans ses appartements comme elle le faisait le plus souvent.

   Quand les remarques de Gladys étaient trop insolentes, Brice reprenait mollement son épouse, pour la forme ; ce dont elle ne tenait aucun compte. Le reste du temps, il ne prenait pas part aux discussions féminines et laissait les femmes s'étriper gentiment.

Enfin, la vie, avenue Montaigne, devenait vraiment difficile.

   Par ailleurs, Gladys était de plus en plus exigeante avec Brice. Il lui fallait toujours plus d'argent pour satisfaire ses désirs, qui allaient des vêtements aux bibelots, des voyages aux distractions. Chaque semaine, elle s'achetait de nouvelles tenues ; chaque mois, elle commandait un nouveau meuble ou de nouveaux travaux dans la maison. À chaque saison, elle ne manquait pas de faire un voyage, en France ou à l'étranger. Comme Brice ne pouvait pas l'accompagner quatre fois par an, elle partait avec son frère aîné, dans le Midi, en Grèce, en Espagne ou ailleurs.

   Pendant ces moments d'absence, les femmes respiraient un peu. Elles pouvaient rester dans les salons du bas, prendre leurs repas avec Brice et profiter un peu d'un retour momentané de l'ambiance familiale et de la complicité qu'avait Suzanne avec ses enfants.

¾    Je suis désolée de dire cela, mais je dois reconnaître que j'apprécie particulièrement de me retrouver seule avec vous deux, dit un soir Suzanne, à la fin du repas.

¾    Ça, c'est bien vrai, renchérit Esther.

¾    Qu'essayez-vous de me dire, toutes les deux ? demanda Brice, entrevoyant la pensée de sa mère et de sa sœur.

¾    Rien de spécial, dit Suzanne un peu gênée, nous sommes très heureuses de ces moments tous les trois, entre nous, voilà tout.

¾    Cela veut-il dire que vous n'appréciez pas la présence de mon épouse ? demanda Brice brutalement, comme s'il découvrait la situation.

¾    Nous ne pouvons rien dire, c'est ta femme, elle a tous les droits ici, à présent, se résigna Suzanne.

¾    Allez-y, profitez-en, c'est le moment où jamais, encouragea Brice d'un ton peu amène.

¾    Puisque tu insistes, reprit Suzanne, plus sérieuse que d'habitude, nous devons quand même te signaler, puisque tu n'as pas l'air de t'en rendre compte, qu'elle ne nous traite pas bien du tout.

¾    Comment cela ? fit son fils comme si c'était la première fois qu'il entendait parler d'un problème entre les femmes.

¾    Tu ne vas pas me dire que tu ne vois rien, que tu n'entends pas comment elle nous parle et surtout ce qu'elle nous dit, tout de même, s'indigna Suzanne. Sans arrêt elle nous critique, elle discute les ordres que je donne aux domestiques et qui, pourtant, ne concernent que moi. Elle ne demande jamais un conseil ou un simple avis, elle décide de tout pour tout le monde et nous traite le plus souvent de haut et comme quantité négligeable. Voilà, j'ai dit tout ce que j'avais sur le cœur, conclut-elle dans un soupir de soulagement.

¾    Je suis désolé que les choses se passent ainsi. J'ai beau lui dire d'être plus gentille avec vous, c'est vrai qu'elle ne m'écoute pas beaucoup, reconnut Brice, sincèrement navré de la situation et soudain ébranlé par le discours inhabituel de sa mère.

¾    Je ne sais pas si tu es désolé, mais je constate que tu ne fais pas beaucoup montre d'autorité avec elle. Si ton père était encore de ce monde, il réagirait sûrement plus fermement, et les choses ne se passeraient pas ainsi, reprocha Suzanne. Tu ne lui dis jamais rien. Enfin, je doute qu'elle en tienne compte de toute façon, ajouta-t-elle avec lucidité.

¾    Vous la jugez sévèrement, Maman. Tu penses la même chose, Esther ?

¾    J'ai laissé parler Maman parce qu'elle a beaucoup plus de tact que moi pour dire les vérités. Je ne voudrais pas trop accabler Gladys à tes yeux. Après tout, c'est toi qui l'as choisie, c'est à toi de te débrouiller avec elle. Moi, j'ai mon idée, nous en parlerons le moment venu. C'est vrai que nous profitons toujours avec plaisir de son absence, ajouta Esther sur un ton un peu sec.

¾    Eh bien ! Vous n'êtes pas tendres. Vous avez fait son procès, si je comprends bien, dit Brice avec un peu de tristesse.

¾    Ce n'est pas notre faute si elle est comme elle est. Nous ne la referons pas. Nous souhaitons seulement qu'elle ne te fasse pas souffrir et que tu n'aies jamais à regretter de l'avoir épousée, conclut Suzanne.

¾    Que veux-tu dire par j'ai mon idée ? s'inquiéta Brice en s'adressant à sa sœur.

¾    Oh ! Ne te fais pas de souci, c'est une idée qui ne concerne que nous, rassura Esther.

Suzanne ne voulut pas continuer cette conversation, craignant que sa fille ne finisse par dire des vérités qui ne seraient pas bonnes à dire et n'enveniment la conversation. Elle la regarda d'un air quelque peu interrogateur, se promettant de lui en reparler plus tard, quand elles seraient seules à nouveau. En y réfléchissant, elle se douta un peu de ce qu'Esther avait derrière la tête. Elle voulait sans doute partir vivre ailleurs, reprendre un appartement, refaire enfin sa vie. Cette pensée inquiéta soudain Suzanne qui ne se voyait pas rester ici toute seule, entre sa belle-fille qui, manifestement, ne l'aimait pas et son fils, trop faible pour rétablir de bonne relations entre elles. Elle se dit qu'elle aussi avait des décisions à prendre.

   Brice s'échinait au travail pour être sûr de pouvoir assumer toutes les dépenses de sa femme qui ne regardait jamais le prix de ce qu'elle achetait. Malgré la fortune personnelle qu'elle possédait, c'était toujours à Brice de payer ses dépenses. Bien conseillée par un ami de son père, elle avait su placer son avoir et ne voulait pas y toucher. Suzanne et Esther étaient consternées de voir tous ces débordements. Elles décidèrent, une fois encore, de s'en ouvrir à Brice.

¾    Hier, vous n'étiez là ni l'un ni l'autre, un fournisseur est encore venu livrer des robes pour Gladys, renseigna Esther. Il y a deux jours, c'était de nouveaux bagages. Les anciens n'ont pas un an. Quand j'ai demandé s'il y avait quelque chose à régler, on m'a répondu que tout était déjà réglé par Monsieur. Si je comprends bien, elle ne paye jamais rien.

¾    Ce ne sont pas tes affaires, je dépense mes revenus comme je l'entends, répliqua Brice sèchement.

¾    J'entends bien, mon petit, intervint Suzanne, mais il nous semble justement que tes revenus doivent fondre comme neige au soleil, à ce rythme-là. Je sais que tu gagnes bien ta vie, mais enfin, toutes ces dépenses qui sont faites chez les fournisseurs les plus chers et à cette cadence, doivent tout de même grever ton budget. Elle a pourtant une confortable fortune dont elle peut disposer, il me semble.

¾    Elle préfère la garder, pour le cas où, dit Brice un peu gêné.

¾    Le cas où ? Mais quel cas ? s'étonna Suzanne.

¾    Je ne sais pas, moi. Si je disparaissais, par exemple, je suppose.

¾    Mais enfin, si tu disparaissais, ce qu'à Dieu ne plaise, elle hériterait de toute ta fortune. Il n'y a pas de cas où.

¾    Elle dit que si je ne lui paye pas tout ce dont elle a envie, elle me quittera, avoua Brice sur le souffle, en baissant la tête.

¾    Mon pauvre Brice, tu es bien prisonnier de tes sentiments. Cette femme te mettra sur la paille et ce n'est pas nous qui pourrons renflouer ta fortune.

   Décidément, elles n'arrivaient pas à comprendre le fonctionnement de ce couple qu'elles trouvaient mal assorti. À juste raison, elles s'inquiétaient pour Brice.

   La vie de la famille Hargenville, dans leur bel hôtel particulier de l'avenue Montaigne, devenait bien un enfer, doré, certes, mais un enfer quand même. La vie de la mère et de la sœur était de plus en plus celle de recluses, n'ayant pas voix au chapitre, ne décidant plus de rien dans la maison et devant subir l'inimitié et l'égoïsme de la nouvelle maîtresse des lieux. Elles restaient toute la journée dans ce qu'elles avaient aménagé en petit salon, à lire, bavarder ou jouer aux cartes. Parfois même, elles se faisaient servir leur dîner là-haut, pour ne pas le prendre dans la salle à manger et éviter d'être en butte à la nouvelle Madame Hargenville.

   Brice ne pouvait faire autrement que de se rendre compte de cette situation ; il n'en était pas content mais, chaque fois qu'il s'en plaignait à sa femme, elle prétendait que ce n'était pas sa faute, mais celle des deux femmes qui ne supportaient rien et ne l'aimaient pas.

   Cela ne pouvait plus durer. Il était temps qu'Esther fasse part à sa mère de sa fameuse idée.

¾    Dites-moi, Maman, où allons-nous ainsi ? demanda-t-elle, un soir, dans leur petit salon.

¾    Que veux-tu dire ?

¾    Notre vie ici, ne croyez-vous pas qu'elle n'a aucun sens ? Nous sommes là, à ne rien faire de la journée, comme si nous étions prisonnières dans cette maison, à supporter les avanies de cette femme. Cela vous plaît d'être ici, recluse, sans parfois oser sortir de votre chambre ? 

¾    Non, bien sûr. Peut-être vas-tu enfin me faire part de ta fameuse idée ? Celle que tu as évoquée l'autre jour, quand nous nous sommes un peu plaintes à Brice des agissements de sa femme ?

¾    Eh bien ! Je pense depuis déjà plusieurs semaines, à nous installer toutes les deux à Hossegor. Voilà des mois que nous n'y sommes allées. Ce n'est pas la peine d'avoir fait construire une si belle maison pour ne pas y mettre les pieds. Brice n'y va jamais parce que Gladys ne veut pas en entendre parler, c'est pourtant un endroit très couru, de nos jours. Elle devrait aimer ça.

¾    Elle est allée à Biarritz, ce printemps, je crois, se remémora Suzanne.

¾    Oui, Biarritz, mais pas Hossegor. Eh bien ! Tant mieux, comme ça, nous y serons tranquilles. Je suis vraiment désolée de voir Brice affublé d'une pareille mégère.

¾    Tu es sévère, ce n'est pas une mégère, rectifia Suzanne, toujours tolérante. C'est vrai qu'elle n'est pas agréable avec nous et que nous en souffrons. C'est ce que j'ai essayé de dire à ton frère, mais cela n'a pas changé grand chose, constata-t-elle avec amertume.

¾    Vous êtes bien trop bonne, comme d'habitude, Maman, mais moi, je ne supporte plus la vie qu'elle nous fait. Je n'en peux plus. Je sens que je vais craquer.

¾    Allons, ma chérie, ne t'énerve pas, tu vas te faire du mal, supplia Suzanne.

¾    Allez, Maman, dites oui, dites que nous allons partir vivre à Hossegor. Nous serons bien là-bas, nous serons tranquilles, nous ferons ce que nous voudrons et bénéficierons du climat, du paysage, de l'océan et de cette ravissante maison qui me manque beaucoup, implora Esther. Venez avec moi. Je ne pourrais pas partir seule, vous sachant ici, comme une prisonnière. Si vous ne venez pas, je suis obligée de rester aussi.

¾    Tu en as envie à ce point-là ?

¾    Oh oui ! Maman. S'il vous plaît. Cela ne vous ferait-il pas plaisir ? Qu'est-ce qui vous retient ici ? Vous n'avez même pas de petits enfants et Brice est de plus en plus inaccessible.

¾    Justement, je les attends peut-être.

¾    Mais Maman, je pense qu'au contraire, il faut partir avant que les choses ne s'enveniment vraiment et que nous nous fâchions pour de bon avec Brice. Alors, vous ne verrez plus ni votre fils, ni vos petits enfants… si toutefois elle en fait.

¾    Pourquoi n'en ferait-elle pas ? s'inquiéta Suzanne.

¾    Parce que je l'ai déjà entendu dire que la grossesse déformait le corps des femmes et qu'elle ne le voulait pas. Enfin, elle peut changer d'avis, dit Esther d'un ton ironique.

¾    Tu crois vraiment ? Alors je n'aurai jamais de petits enfants ?

¾    Je n'en sais rien, Maman, mais pas pour le moment, en tout cas. Cela nous laisse le temps de nous installer à Hossegor avant de nous fâcher définitivement. Si nous restons, je sens que cela va mal finir, dit Esther avec fermeté et détermination.

¾    Oui, tu as sans doute raison. C'est vrai que la vie ici devient très problématique. Je me sens inutile et même encombrante. Elle me le fait souvent sentir. Pourtant, je ne dis rien, je ne me mets jamais en travers de son chemin. Ce que je lui reproche le plus, je pense, c'est d'avoir transformé Brice comme elle l'a fait. Il est méconnaissable. J'espère qu'il arrivera à la supporter longtemps sans en souffrir, mais rien n'est moins sûr, fit Suzanne tristement.

¾    Ecoutez, c'est son affaire. Personne ne l'a obligé à l'épouser. Il l'a fréquentée plus d'un an assidûment, il devait savoir à quoi s'en tenir.

¾    Tu es bien dure avec ton frère.

¾    Non, Maman, je ne suis pas dure, c'est la vérité. En tout cas, il ne fait rien pour adoucir sa femme à notre égard et laisse pourrir la situation. Je lui en veux un peu pour cela. Comme vous dites, il a beaucoup changé à notre égard et c'est bien triste.

¾    Tu as peut-être raison. C'est vrai que nous serions bien à Hossegor, toutes les deux.

¾    Alors, c'est oui ? s'écria Esther, le visage soudain illuminé de joie.

¾    C'est oui.

¾    Ah ! Merci Maman. Nous partons demain.

¾    Demain, déjà ?

¾    Bien sûr, pourquoi attendre ?

¾    Cela ne peut se décider ainsi, sur un coup de tête. Il nous faut le temps de faire nos valises, d'organiser notre départ, de commander un transporteur pour prendre les meubles et les malles. Tout cela ne peut se faire en deux jours. Je dis la semaine prochaine, c'est plus raisonnable. Après tout, nous ne sommes plus à une semaine près.

¾    Oui, vous avez raison, concéda Esther. Je suis si impatiente de quitter cette maison que je suis prête à partir avec juste ce que j'ai sur le dos, plaisanta-t-elle.

¾    Nous allons nous organiser. Nous allons remplir des malles avec nos affaires et ce qu'il y a dans les meubles que nous voulons emporter. Nous allons faire une valise chacune, comme si nous partions pour les vacances. Ainsi nous prendrons le train et nous ferons venir le reste par un déménageur.

¾    Très bien, c'est exactement comme cela qu'il faut faire. Et les domestiques ?

¾    Quoi, les domestiques ? s'étonna Suzanne.

¾    Nous les emmenons, n'est-ce pas ?

¾    Mais cela ne va pas être possible, je le crains. Il va plutôt falloir en embaucher sur place, suggéra Suzanne, comme apeurée à cette idée.

¾    Allons, Maman, ils seront ravis de quitter leur méchante patronne et nous, ravies de continuer à nous faire servir par eux, vous ne croyez pas ?

¾    Il faudra leur demander. Peut-être, pourrons-nous emmener seulement le chauffeur et la femme de chambre, son épouse ?

¾    Et pourquoi seulement eux ? Non, non, il faut qu'ils viennent tous les quatre.

¾    Tu leur demanderas, n'est-ce pas ? Mais cela va faire encore des histoires avec Gladys, ça c'est sûr, s'inquiéta Suzanne.

¾    Mais enfin, Maman, ne tremblez pas ainsi. Elle ne va pas nous tuer. Ne vous inquiétez pas, je m'occupe de tout, rassura Esther.

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23 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°11/14)

Rappel des faits antérieurs : Justin Claret assouvit sa vengeance. Pris de colère, Grégoire succombe à une crise cardiaque. Esther se sent coupable et rompt avec Thibaut. Brice prend la direction de la Banque Hargenville et Morigny.



   Après six mois de promenades dans le parc Monceau ou aux Tuileries, Brice ne put plus attendre et fit sa demande à Gladys Tissot de Courgent, la fille aînée du bijoutier de luxe.

¾    Ma chère Gladys, j'ai quelque chose à vous demander aujourd'hui, lui dit-il en lui prenant le bras pour lui parler plus près, alors qu'ils marchaient lentement dans une allée du parc.

¾    Je vous écoute mon ami, dit la jeune femme sans le regarder.

¾    Voulez-vous être ma femme ? interrogea Brice tout simplement.

¾    Mais bien entendu, voyons. Cela va de soi, dit-elle d'un ton dégagé, qu'elle aurait pu employer pour lui demander le sel.

¾    Ah, oui ? Et pourquoi ?

¾    Parce que je vous aime. Ne le saviez-vous pas déjà ?

¾    Je ne voulais pas m'en persuader, pour ne pas risquer d'être déçu, sans doute.

¾    Vous croyez que je me promènerais trois fois par semaine avec vous, ainsi, si je ne vous aimais pas ? Vous semblez avoir mis le temps à vous en apercevoir.

¾    Vous savez, ma chérie, vous n'avez pas été, jusqu'ici, très démonstrative de vos sentiments, je ne pouvais être sûr de rien, dit Brice en enlaçant Gladys, prêt à lui poser un baiser sur la bouche.

¾    Non, pas ici, il y a trop de monde. Rentrons, à présent, c'est préférable, refusa-t-elle en lui posant deux doigts sur la bouche.

   Les deux amoureux rentrèrent à l'hôtel particulier de l'avenue de Monceau et s'enfermèrent dans la chambre de Gladys. Sitôt la porte fermée, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre et s'embrassèrent à pleine bouche pendant plusieurs minutes. Ils ne pouvaient se séparer. Brice n'osait s'asseoir sur le lit, de peur de ne pouvoir s'empêcher de s'y allonger. Il ne voulait pas compromettre le mariage ni surtout l'estime que Jean-René lui accordait, en se mettant dans son tort. Aussi, il dut abréger ses élans amoureux, craignant de ne plus pouvoir se contrôler ; Gladys avait la peau douce, son parfum était élégant et discret, son corps était chaud contre le sien. Il devenait difficile de résister.

   Brice, à grand peine, s'écarta de Gladys.

¾    Vous savez qu'il ne faut pas, ma chérie. Vous m'êtes infiniment précieuse et nous ne devons pas avoir à regretter ce que nous faisons. Je vais de ce pas faire ma demande officielle à votre père, dit Brice en embrassant les mains de sa bien-aimée et sortant de la chambre sans se retourner.

   Il rentra à son bureau et téléphona à Jean-René de Courgent.

¾    Allô ! Monsieur de Courgent ? C'est Brice Hargenville à l'appareil, commença-t-il.

¾    Oui, bonjour Brice, que me vaut le plaisir ?

¾    J'ai quelque chose de délicat à vous demander, mais pas au téléphone.

¾    Ah, bon ! Bien ! Comme vous voudrez ! Voulez-vous que je vous rejoigne à la banque ?

¾    Je veux bien, nous irons prendre un verre.

¾    Très bien, à tout de suite.

   Une demi-heure après, Jean-René de Courgent se faisait annoncer dans les bureaux de la banque Hargenville Fils. Brice l'accueillit et ils sortirent pour aller au Fouquet's, boire un cocktail.

¾    Alors, mon cher Brice, qu'avez-vous de si délicat à me demander ?

¾    La main de votre fille, Monsieur de Courgent. Je vous demande la permission d'épouser Gladys.

¾    Ah ! Mon fils ! Dans mes bras ! s'exclama le bijoutier en se levant les bras tendus.

Brice se leva et les deux hommes se congratulèrent et s'embrassèrent chaleureusement devant les clients ébahis et contents. Une fois rejoint leurs places, les deux hommes se mirent à converser à mi-voix.

¾    Bon, à présent, il faut parler de choses sérieuses, n'est-ce pas, mon cher ? dit Jean-René retrouvant ses esprits.

¾    Oui, Monsieur de…

¾    Non, non, appelez-moi Père, ce sera plus approprié, rectifia le futur beau-père.

¾    Bien, Père, vous connaissez ma situation, je pense qu'elle vous satisfait.

¾    Oui, oui, bien entendu, il n'y pas de surprise là-dessus. Mais, Gladys est-elle au courant ? demanda-t-il, inquiet.

¾    Bien sûr, je ne me serais pas permis de vous faire une telle demande sans lui en parler d'abord. Elle semble dans les mêmes dispositions que moi. J'en suis très heureux car je suis très amoureux d'elle, vous savez, renseigna Brice, les yeux brillants.

¾    Je n'en doute pas et j'en suis ravi. Tant mieux si Gladys est d'accord, cela n'aurait pas été possible autrement. Bon, au sujet de la dot, il y a ce qu'il faut, vous vous en doutez. De plus, elle a des parts dans la bijouterie, ce qui lui rapporte un dividende annuel non négligeable. Le notaire mettra tout cela noir sur blanc, rassura Jean-René. Quand voulez-vous que nous organisions la cérémonie ?

¾    Le plus tôt possible, répondit Brice avec empressement.

¾    Mais, mon cher, il n'y a pas six mois que votre père est mort, notre regretté Grégoire, fit Jean-René un peu hypocritement et la mine soudain grise. Ce ne serait pas très correct de se précipiter. Et puis, je ne voudrais pas que ce mariage soit marqué du signe du deuil. Les membres de votre famille seront encore en noir, non-merci, ajouta-t-il avec une moue désapprobatrice.

¾    Oui, vous avez sans doute raison. J'en suis bien désolé. De plus, si nous attendons encore six mois, cela se passera en hiver, c'est bien dommage.

¾    Ce n'est pas grave, il vaut mieux cela pour vous, sinon, vous devrez attendre un an pour vous marier au printemps ou en été.

¾    Oh, non ! Tant pis pour l'hiver, mais je veux épouser Gladys dès que les convenances nous le permettront.

¾    Votre mère est-elle informée ? s'enquit soudain Jean-René.

¾    Non, pas encore, avoua Brice, un peu gêné.

¾    Mais pourquoi ne l'avez-vous pas fait ? s'étonna le futur beau-père.

¾    Je ne sais pas. Je n'ai pas trouvé opportun de lui faire part de mes intentions. C'était mon secret. Je ne voulais le dire à personne tant que je n'étais pas sûr des sentiments de votre fille, se justifia Brice. Mais je vais le faire dès ce soir, promit-il. Nous pouvons peut-être célébrer tout de même les fiançailles dès maintenant, suggéra-t-il encore.

¾    Oui, si vous voulez, cela gagnera du temps, concéda le beau-père.

¾    Bien, je vous remercie. Nous nous tenons au courant, fit Brice avant de se séparer de Jean-René.

   Le soir même, en rentrant chez lui, Brice entreprit d'annoncer la nouvelle à sa famille. Personne n'avait entendu parler des Tissot de Courgent, sauf la fois où Brice était allé passer la fin de semaine à leur château de Beaumont sur Oise. Depuis, on avait oublié le bon client de la banque et la jeune fille qui allait avec.

¾    Maman, Esther, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer, commença Brice au cours du dîner.

¾    Parle, mon fils, nous t'écoutons, fit Suzanne.

¾    Je vais me marier, annonça-t-il devant les deux femmes qui faillirent laisser tomber leur fourchette dans leur assiette.

¾    Comment ça te marier ? s'étonna Suzanne. Maintenant ? Alors que nous sommes en deuil ? Tu as de drôles d'idées, vraiment, s'offusqua-t-elle. Et puis avec qui ? Nous la connaissons ?

¾    Non, vous ne la connaissez pas. Il s'agit de Gladys Tissot de Courgent, la fille du bijoutier Courgent, place Vendôme, déclara le jeune homme.

¾    Ah ! Très bien. Comment l'as-tu connue ? demanda Suzanne qui avait oublié l'épisode de la réception d'anniversaire.

¾    Son père a été mon premier client commercial et il est sans doute le plus gros aujourd'hui, expliqua Brice.

¾    Ah ! Oui, je vois. Eh, bien ! Pourquoi pas ? concéda Suzanne, comme toujours.

¾    Mais enfin, Brice, intervint Esther, nous sommes en deuil, tu ne peux pas te marier maintenant. Comment peux-tu l'envisager ? Comment oses-tu nous en parler ? Je me demande quand même, parfois, si tu as toute ta tête.

¾    Ma chérie, voyons, la vie continue, tu le sais bien, dit Suzanne, toujours conciliante.

¾    Mais Maman, c'est ma faute ! s'exclama Esther, au bord des larmes.

¾    Il ne s'agit pas de toi, en l'occurrence, il s'agit de ton frère. Il a le droit d'être heureux lui aussi et, c'est vrai qu'il serait temps qu'il se marie, constata Suzanne.

¾    Ecoute Esther, dit doucement Brice, posant sa main sur celle de sa sœur, nous n'allons que nous fiancer, pour le moment, dans la plus grande simplicité. Nous nous marierons quand le deuil sera terminé. Je me suis mis d'accord avec son père, ne t'inquiète pas, j'ai pensé à tout.

¾    Ah, bon ! Mais je ne sais pas si je pourrai y participer.

¾    Ecoute, tu n'es obligée à rien, je te le promets. Laisse-moi quand même construire ma vie, s'il te plaît, implora le frère.

¾    Allons, ma chérie, toi aussi tu devrais reprendre un peu goût à la vie. Après tout, si ton père était cardiaque, cela aurait pu arriver n'importe quand, dit Suzanne pour essayer de calmer sa fille.

¾    Oui, mais c'est arrivé à cause de moi et ça, personne n'y peut plus rien, cria Esther avant d'être étouffée par un sanglot.

¾    Bon, écoute, Brice, fais ce que tu as à faire. Tu vas nous présenter ta future femme, ainsi que ses parents. Nous allons faire une petite réception. D'ailleurs, maintenant qu'il y a plus de six mois que votre père est parti, nous pouvons entrer dans le demi-deuil. Plus de grandes robes noires, nous allons arborer le mauve et le violet, le gris clair et le blanc. C'est un ordre, dit Suzanne, mi-figue, mi-raisin. N'est-ce pas, ma chérie ? ajouta-t-elle, l'air entendu, en regardant Esther.

¾    Oui, Maman, je vais essayer, promit la jeune femme sur un souffle.

   Quelque temps après, les deux familles se rencontrèrent dans l'hôtel particulier de l'avenue Montaigne. Effectivement, les femmes Hargenville avaient revêtu des tenues plus claires et faisaient bonne figure devant les invités, pour ne pas gâcher la soirée. Même Esther avait bien voulu, pour faire plaisir à son frère et surtout à sa mère, se montrer souriante et presque gaie.

   Gladys ne lui avait pas fait bon effet. Esther l'avait immédiatement perçue comme une petite capricieuse, imbue d'elle-même, intéressée et exigeante, snobe et volontiers critique. Le portrait qu'elle s'en faisait n'était pas flatteur. Elle comprenait son frère car elle la trouvait très belle, mais elle se dit que la vie avec elle n'allait peut-être pas être de tout repos.

   Les parents, par contre, étaient charmants et la soirée se déroula sans anicroche. Ils se promirent de se rencontrer à nouveau pour organiser les fiançailles qui se passeraient, comme il convenait, au domicile de la jeune fille, dans l'hôtel particulier de la rue de Monceau.

   Les deux familles se trouvèrent immédiatement sur la même longueur d'onde : même standing, même fortune. Si les Tissot de Courgent étaient une vieille famille d'aristocrates, les Hargenville faisaient tout de même bonne figure, bénéficiant de leur fortune grâce à plusieurs générations de banquiers. Ils n'étaient pas des nouveaux riches et ils étaient parfaitement intégrés dans leur milieu. Chacun fut satisfait et les fiançailles furent organisées quelques semaines plus tard.

   Brice fit faire la bague chez son futur beau-père, par les artistes de la bijouterie de luxe. Il refusa le prix d'ami que voulait lui faire Jean-René, ne voulant pas d'une bague au rabais. Elle était très grosse et coûta effectivement très cher. Mais il était fier de faire ce cadeau à sa fiancée, afin de lui montrer, dès le départ, qu'il ne lésinerait jamais pour elle. Elle apprécia le geste prometteur. Il ne se doutait pas à quel point il allait s'en mordre les doigts.

   En effet, quelques semaines après ces prises de contact, une cérémonie dite "en toute intimité" réunissait tout de même deux cents personnes dans l'hôtel particulier de la rue de Monceau, assez spacieux pour contenir tout le monde. Une armée d'extras et de serviteurs zélés avaient envahi l'hôtel et veillait au confort et à la restauration de chaque convive. Un aboyeur annonçait les invités, un par un, à l'entrée des salons. Un énorme buffet et un orchestre distillant une musique douce, avaient été installés dans les vastes pièces de réception du rez-de-chaussée. La bague se trouvait dans une corbeille de fleurs d'un mètre cinquante de diamètre, qui trônait au milieu de la salle, sur un guéridon.

   Une fois que tous les convives furent arrivés, la maîtresse de maison, Ghislaine de Courgent, réclama le silence. Il était temps que le fiancé offre son cadeau.

¾    Mes chers amis, soyez les bienvenus en notre modeste demeure, annonça-t-elle hypocritement. Puisque vous êtes réunis ici pour les fiançailles de nos chers enfants, ma fille Gladys et ce cher Brice Hargenville que voici, nous allons procéder à la célébration solennelle de cette promesse de mariage. Cher ami, à vous l'honneur, dit-elle emphatiquement, en poussant délicatement Brice vers le centre de la pièce.

   Le jeune homme plongea la main dans la corbeille et en extirpa un joli petit écrin rouge. Il le tendit à Gladys impatiente comme une petite fille devant ses cadeaux de Noël. Plus personne ne parlait, chacun retenant son souffle, les yeux rivés sur la petite boîte. Au vu et au su de tout le monde, elle l'ouvrit délicatement, l'admira et la montra à la cantonade, faisant un tour entier sur elle-même, le bras tendu en l'air, pour que personne ne manque le spectacle. Puis Brice lui reprit l'écrin, le posa sur le guéridon, prit la bague et l'enfila à l'annulaire gauche de la jeune femme. Elle tendit la main devant elle pour admirer l'effet, leva encore une fois le bras pour l'exposer à tous les regards admiratifs. Puis elle se planta devant Brice, lui mit les bras autour du cou et ils s'embrassèrent longuement sur la bouche, devant l'assistance réjouie, qui se mit à applaudir à tout rompre.

   Après ce joyeux intermède, chacun reprit sa conversation, se fit resservir une coupe de champagne et avala un nouveau petit four. En raison du deuil des Hargenville, il avait été décidé que l'on ne danserait pas.

   Enfin, enfin, le grand deuil de la mort de Grégoire se termina et la date du mariage arriva. Effectivement, cela tombait en plein hiver, le samedi 6 février 1926. Cette fois-ci, la cérémonie et la réception furent organisées à Beaumont sur Oise. Le château pouvait accueillir environ cent personnes à demeure. Les trois cents autres invités des deux familles, furent logés dans les hôtels environnants. Tout le gratin parisien du moment se trouvait là, pour un des événements mondains les plus médiatisés. Quelques journalistes du Figaro, du Petit Journal et surtout de l'Univers, journal ultra mondain et ultra clérical, avaient été conviés pour rendre compte de la cérémonie qui devait unir deux des familles les plus en vue de la capitale.

   Le temps était beau mais glacial. La campagne était givrée quand on ouvrit les lourds rideaux, vers huit heures du matin. La cérémonie religieuse se passait à la belle église romane du village. En été, on aurait pu y aller à pied, en cortège. Mais le froid mordant ne permettait pas cette fantaisie. Aussi, vers onze heures, chacun s'engouffra dans les voitures, sauf ceux qui avaient eu la chance d'être placés dans les deux seuls hôtels de Beaumont.

   Ayant prévu les intempéries, la mariée avait paré à toute éventualité. Elle était vêtue d'une robe blanche, souple et moulante, de Mademoiselle Chanel. À peine décolletée, les manches longues, elle était en jersey de laine et de soie mélangées, ce qui donnait à l'ensemble un aspect brillant et doux. De nombreux lambeaux de tissus, de plus en plus grands à mesure qu'ils se rapprochaient du bas de la jupe, recouvraient la robe à partir de la taille et lui donnaient ainsi du volume. Pour braver le froid, la jeune femme portait, par-dessus, un manteau de cachemire blanc, bordé, au col et aux manches, d'une large bande de renard des neiges immaculé. Elle avait sur la tête, un long voile de tulle blanc, brodé de perles jusqu'aux épaules, tenu sur ses cheveux courts, grâce à un serre-tête en diamants, agrémenté de fleurs d'oranger en soie.

   Brice avait choisi un costume gris moyen. La veste courte, à queue de pie, recouvrait un gilet gris clair ; il portait un chapeau haut de forme et des gants de peau de la même couleur. Une énorme perle grise était plantée sur sa cravate blanche, qui entourait un col à coins cassés et un plastron empesés. Un œillet de soie blanche ornait sa boutonnière gauche. Le pantalon était pourvu de sous-pieds qui lui donnaient une rigidité impeccable.

   Précédé du Suisse en grande tenue, Brice était, comme de coutume, entré le premier dans l'église, au bras de Suzanne, pour attendre sa fiancée devant son fauteuil. Gladys, au bras de Jean-René, entrèrent à leur tour, précédés de quatre couples de garçons et demoiselles d'honneur. Quatre autres couples d'enfants plus grands suivaient en tenant le voile. Les grandes orgues de l'église jouaient à tout rompre la marche des fleurs.

   Les festivités durèrent deux jours. Les cadeaux que reçurent les jeunes mariés étaient somptueux et allaient d'un meuble rare à une ménagère en vermeil. En fait, comme il avait été décidé qu'ils s'installeraient dans l'hôtel de l'avenue Montaigne, chez les Hargenville, ils n'avaient, a priori, nul besoin de meubles ou de ménagère. Mais les invités se devaient de faire, aux jeunes mariés, des cadeaux traditionnels, même si ceux-ci étaient exceptionnels par leur valeur.

   On s'amusa, on dansa, on mangea beaucoup, on but encore plus. Même Esther semblait avoir retrouvé un peu de joie de vivre et s'était laissé aller à un peu de gaieté. Elle avait beaucoup dansé et aussi pas mal bu. En rentrant à Paris, le lundi après-midi, elle avait un peu mal à la tête, mais gardait un excellent souvenir de cette fin de semaine remarquable. C'était comme si elle avait enfin tourné une page, digéré sa responsabilité et avait retrouvé l'envie de se remettre à vivre intensément. C'était du moins l'impression qu'elle donnait à sa famille et qu'elle se fit à elle-même, un moment.

   Les jeunes mariés étaient partis en Egypte pour leur voyage de noces, remontant le Nil en bateau et visitant tous les sites archéologiques de ce magnifique pays. La croisière fluviale devait durer trois semaines, pendant lesquelles, à Paris, Esther et Suzanne avaient le temps de s'organiser. Il fallait créer un espace pour chacun, dans l'hôtel de l'avenue Montaigne que Brice et Gladys devaient occuper en rentrant. Esther comme Suzanne, en son for intérieur et sans même se l'être vraiment avoué à elles-mêmes, pensaient que la vie avec Gladys serait difficile et qu'il valait mieux que chacun soit chez soi. Désormais, ils étaient les maîtres à bord, Suzanne devait céder ses prérogatives de maîtresse de maison à sa bru et Brice devait prendre les rênes du gouvernement familial en lieu et place de son père.

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21 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°10/14)

Rappel des faits antérieurs : La villa Les Pins s'est meublée pendant l'été, Grégoire est venu à l'improviste voir les lieux et a failli surprendre sa fille avec l'architecte. Il revient un peu plus tard pour la pendaison de crémaillère de la villa, au cours de laquelle Justin Claret observe Thibaut et Esther en train de s'embrasser. Il décide de se venger en racontant tout à Grégoire, le moment venu.



   Justin Claret était un habitué des salons de l'avenue Montaigne. À plusieurs reprises, depuis la soirée d'inauguration de la villa Les Pins, il avait été invité à dîner chez les Hargenville. Chaque fois, il était venu avec la ferme intention d'appliquer sa vengeance et d'obtenir enfin ce qu'il convoitait depuis si longtemps. Mais il y avait toujours eu quelque chose qui l'en avait empêché ; il n'avait jamais eu encore l'occasion de se retrouver seul, en tête-à-tête, avec Grégoire. Il ne voulait pas exposer son secret devant un tiers, même pas devant Suzanne. Au fond, il n'était peut-être pas tellement fier de lui et de ses agissements.

   Mi-janvier 1925, Justin Claret fut invité chez les Hargenville pour dîner. Il espérait, une fois de plus, pouvoir parler à son ami. Il pestait et tempêtait en lui-même, tant il était impatient de conclure son marché. Il était sûr de son bon droit mais se doutait, quand même, que cette révélation ferait quelques vagues. Il ne songeait qu'à Grégoire, à sa réaction, aux décisions qu'il prendrait par la suite. Il ne pensait pas une seconde à l'honneur bafoué d'Esther, aux conséquences sur ses relations avec son père, à son malheur éventuel.

   Il fut particulièrement heureux de constater qu'il était, pour une fois, le seul invité. Il se demanda d'abord si ce n'était pas pour lui proposer officiellement la main d'Esther ; auquel cas, il n'aurait pas besoin de faire sa révélation. Pendant tout le repas, il ne cessa de la contempler ; elle s'en aperçut et en fut gênée. Mais cela ne le troubla pas et il continua à la fixer de manière outrancière, s'attendant à chaque instant à ce que Grégoire lui annonce la bonne nouvelle et prenant le trouble d'Esther pour une coquetterie féminine. Dès qu'ils passèrent au salon, elle prétendit qu'elle avait mal à la tête et demanda à se retirer. Justin fit mine de se désoler qu'elle quitte si vite l'assistance. Il s'approcha d'elle, lui soufflant un air aviné dans la figure, il lui prit les mains et les porta à sa bouche à peine essuyée des reliefs du repas, sans quitter la jeune femme des yeux. Elle faillit avoir un haut le cœur et se sauva rapidement. Elle alla aussitôt se laver les mains longtemps, tant elle était dégouttée de ce baiser repoussant et de cette haleine alcoolisée.

   Arrivée dans sa chambre, elle ferma la porte à clé, de peur qu'il n'ose s'y introduire et abuser d'elle. Elle le sentait prêt à tout. Elle ne savait pas pourquoi plutôt aujourd'hui que le mois dernier ou dans six mois, mais elle comprit qu'il y avait un danger.

   Brice, qui n'appréciait pas non plus l'ami de son père, se retira également. Justin et Grégoire s'installèrent au salon pour y déguster une petite liqueur en fumant un cigare. Suzanne ne pouvait faire autrement que de les accompagner en buvant une tisane. Elle prétendit peu de temps après, elle aussi, que la fumée de cigare l'incommodant un peu elle préférait se retirer.

   Justin comprit que, malheureusement, son espoir était encore une fois déçu, puisque aucune annonce officielle n'avait eu lieu. Il se régala donc de se retrouver enfin seul avec son ami et se résolut à frapper.

¾    Dis donc, mon vieux, j'ai quelque chose à te dire, qui ne te fera sans doute pas plaisir, commença-t-il.

¾    Quoi donc, la bourse a baissé ? plaisanta un peu Grégoire.

¾    Il ne s'agit pas du tout de ça. Ta fille a un amant, lâcha-t-il d'un air mauvais et sans précaution.

¾    Mais non, tu te trompes, je le saurais, fit Grégoire, incrédule et sûr de lui.

¾    Je te dis que ta fille a un amant et je sais même qui c'est.

¾    Ah !  Oui ? fit encore Grégoire avec intérêt.

¾    Il s'agit de votre architecte, là-bas, à Hossegor. Je ne sais plus son nom.

¾    Monsieur Lamécourt ? Je m'en doutais, s'écria Grégoire d'un air entendu.

¾    C'est ça, Monsieur Lamécourt, confirma le jaloux. Tu avais des doutes ?

¾    Depuis longtemps. Elle allait à Hossegor pour un oui ou pour un non. Je suis sûr que c'était pour le retrouver, mais je n'ai jamais pu le prouver. Mais toi, comment le sais-tu ?

¾    Je les ai vus, derrière la maison, lors de ta soirée de crémaillère.

¾    Mais je n'ai rien vu, reconnut Grégoire, dépité et tout d'abord abattu.

¾    Eh non ! Ils sont forts. Comme toi je suis certain que chaque fois qu'elle est allée là-bas, elle n'y allait pas seule, confirma le méchant pour attiser la colère de son ami.

¾    Je vais appeler Esther, elle va nous dire tout de suite ce qu'il en est, résolut Grégoire commençant à s'énerver gravement.

¾    Non, non, attends que je sois parti, se défila Justin. Mais, si tu dois prendre une décision, pense à moi. Tu sais que je suis toujours prêt à la prendre pour femme, même si elle en a connu un autre entre temps, confirma le vieil homme.

¾    Compte sur moi, je ferai le nécessaire. Cela ne va pas se passer comme ça, s'énerva Grégoire pour de bon.

¾    Allez, je te laisse. Je te fais confiance pour ramener l'ordre dans ta famille, flatta Justin en se dirigeant vers la porte du palier. Tu me tiendras au courant, n'est-ce pas ? Au revoir, fit-il en refermant la porte.

   Aussitôt son ami parti, Grégoire se dirigea à grands pas vers la chambre de sa fille. Il frappa nerveusement à la porte, exigeant qu'elle ouvre immédiatement à son père.

¾    Mais Père, qu'avez-vous ? dit la jeune femme, surprise, se réveillant de son premier sommeil.

¾    Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Il paraît que tu as un amant ? commença-t-il en élevant la voix assez fort pour attirer Suzanne.

¾    Mais, mon ami, que vous arrive-t-il ? demanda-t-elle en se précipitant pour protéger Esther.

¾    Justin m'a tout raconté. Il vous a vus, toi et le petit architecte. Ah ! Celui-là, il nous a bien eus. Je comprends tout maintenant, tes voyages incessants à Hossegor. La construction de la maison ne réclamait pas ta présence chaque mois, elle se montait très bien toute seule. Et toi, Suzanne, tu les as vus, toi aussi ? Tu es complice de leur forfait ? s'énerva-t-il de plus en plus. Je m'en doutais, j'étais sûr que c'était ça. Vous m'avez toutes les deux embobiné, mais ça ne va pas se passer comme ça.

¾    Mon ami, voyons, calmez-vous. Vous vous faites du mal, réclama sa femme.

¾    Me calmer, vous croyez qu'à une telle nouvelle je peux me calmer. J'interdis à quiconque dans ma famille, d'avoir des rapports sexuels en dehors du mariage et il est inimaginable qu'Esther épouse ce jeune blanc bec, sans le sou et beaucoup plus jeune qu'elle, de surcroît. D'ailleurs, je suis sûr qu'il n'en veut qu'à son argent. Il sait très bien que tu es riche et c'est ce qui l'attire, c'est évident. C'est un petit gigolo, sans aucune envergure ni avenir, c'est un rien du tout, qui a osé salir notre famille et notre honneur. Tu épouseras Justin Claret, que tu le veuilles ou non, car il est prêt à réparer ta faute impardonnable.

¾    Grégoire, enfin, vous ne pouvez exiger cela de votre fille, supplia encore Suzanne, entourant de ses bras protecteurs la pauvre Esther en pleurs.

¾    Si je le peux et je le ferai. Elle peut pleurer à présent, il est… il est bien… temps… fit Grégoire qui commençait à se sentir mal.

Il porta sa main à sa gorge en étouffant et se laissa tomber à la renverse, sur le lit de sa fille, comme s'il avait perdu connaissance. Suzanne se précipita sur lui pour lui ôter son nœud papillon et ouvrir son col de chemise. Grégoire respirait de plus en plus mal. Il porta sa main à son cœur avec une grimace de douleur intense et se figea, les yeux fixés vers le plafond et la main retombant à son côté.

¾    Oh ! Mon Dieu ! Ce n'est pas possible ! Non, ce n'est pas possible ! Grégoire, mon ami, ne nous laissez pas, supplia Suzanne, bien qu'elle comprit rapidement que c'était trop tard.

   Esther se jeta sur son père en criant de désespoir. Les cris des femmes réveillèrent toute la maisonnée. Les domestiques accoururent. Le remue-ménage réveilla enfin Brice qui arriva à son tour. Chacun se désola de la mort de Grégoire et on ne comprit comment cela avait pu arriver si vite. Personne ne pouvait penser qu'il était cardiaque et il avait plutôt l'habitude de ne pas se ménager. Mais là, la colère avait été la plus forte et l'avait emporté.

   Les deux femmes étaient effondrées. Suzanne perdait son cher époux qui, malgré tous ses défauts, avait toujours été l'homme de sa vie. Esther se rendait responsable d'avoir été la cause de la mort de son père. Elle n'arrivait pas à cesser de pleurer. Tout ce qui arrivait était une réelle catastrophe. Non seulement son père venait de mourir par ce qu'elle considérait à présent comme sa faute, mais cela allait inéluctablement entraîner sa séparation d'avec Thibaut. Elle ne pourrait plus se sentir bien dans ses bras en songeant que cette liaison clandestine avait causé un tel cataclysme pour sa famille.

Elle se mit à haïr Justin Claret que, le matin même, elle ne faisait que détester. Elle résolut qu'elle ne le verrait plus jamais et qu'il ne fallait plus qu'il mette les pieds dans la maison. Toutes ces idées se bousculaient dans sa tête.

   Brice, maintenant le seul homme de la famille, prit immédiatement les choses en main avec un flegme et un sang-froid remarquables. Aidé des domestiques, il transporta Grégoire dans la plus grande des chambres d'amis. On le disposa au milieu du lit, les mains sur la poitrine. On le laissa dans son costume et on vida ses poches, on lui retira sa montre, sa chevalière, son épingle de cravate. On alluma la lumière sur les tables de nuit et on appela le médecin de famille.

   Celui-ci ne put que constater le décès par infarctus foudroyant. Personne n'avait eu le temps de faire quoi que ce soit. C'était arrivé comme ça, d'un coup. Le médecin en fut étonné mais ne remarqua rien d'anormal. Il dit que c'était des choses qui arrivaient et que l'on y pouvait rien. Enfin, les formalités remplies, on commença à le veiller toute la nuit, en se relayant.

   Esther était inconsolable et se sentait tellement coupable que, sur le moment, elle se serait bien jetée par la fenêtre. Suzanne pleurait en silence et se demandait ce qu'elle allait devenir sans Grégoire. Ses coups de gueule, ses ronchonnements, ses mauvaises humeurs, mais aussi sa générosité, l'amour qu'il lui portait, son intelligence, le sentiment de sécurité qu'il lui inspirait, tout cela allait lui manquer terriblement. Elle n'était pas sûre de lui survivre longtemps. Elle n'en voulait nullement à sa fille et le lui dit pour essayer de la rasséréner. Mais rien ne semblait y faire pour le moment. Elle la comprenait et se sentait aussi un peu coupable car, elle avait grandement favorisé cette liaison.

   Seul Brice semblait garder la tête froide. Il avait tellement souffert de ce père intransigeant et méprisant, qu'il ne ressentait pas le chagrin qu'il aurait dû ressentir en tant que fils. Il eut même un peu honte, au fond de lui-même, d'avoir immédiatement pensé qu'il était enfin l'unique patron de la banque et qu'il allait pouvoir y faire tout ce qu'il avait prévu.

   Le lendemain, la vie et les obligations reprirent le dessus et mirent un moment le chagrin de côté. Il fallut avertir tous ceux qui le devaient, éditer les faire-part, faire les enveloppes, préparer l'enterrement. Les pompes funèbres arrivèrent pour mettre Grégoire en bière, descendue dans le vaste hall d'entrée et laissé ouvert pour permettre aux visiteurs de se recueillir devant la dépouille du banquier. Elle installèrent à la porte de l'hôtel particulier, de grands rideaux noirs, bordés de franges d'argent, surmontés d'une cantonnière marquée d'un grand H. Pendant trois jours, ce fut un défilé permanent. Il y avait beaucoup de travail pour tout le monde et cela empêcha momentanément la famille de se laisser aller.

   Pour éviter un moment pénible à sa fille, Suzanne se proposa de prévenir Thibaut. Sur le moment, Esther en fut soulagée, puis elle se reprit et, comme pour se punir, décida qu'elle le ferait elle-même.

¾    Allô ! Thibaut ? fit Esther au téléphone, dès le lendemain du drame.

¾    Oui, ma chérie, je suis heureux d'entendre ta voix… mais qu'arrive-t-il, tu pleures ? demanda-t-il, inquiet, entendant Esther ravaler un sanglot.

¾    Oui, mon père est mort, dit doucement la jeune femme.

¾    Oh ! Mon pauvre amour, je suis désolé, j'arrive, fit le jeune homme avec empressement.

¾    Non, non, surtout pas, je t'en prie. D'ailleurs, c'est pourquoi je préfère te téléphoner, je ne pourrais pas te voir.

¾    Mais pourquoi ?

¾    Parce qu'il est mort à cause de nous, s'effondra Esther, cramponnée au combiné.

¾    À cause de nous ? Mais comment cela ? fit Thibaut de plus en plus inquiet.

¾    Oui, un vieil ami de mon père, un affreux bonhomme qui prétendait vouloir m'épouser en plus, il nous a vus à Hossegor, lors de la soirée. Il l'a dit à mon père qui est entré dans une telle colère qu'il est mort d'une crise cardiaque, expliqua-t-elle à bout de souffle, entre deux sanglots.

¾    Oh ! Non ! Mon Dieu ! Non ! se désola Thibaut, anéanti.

¾    Je crois que… nous ne pourrons plus… nous ne pourrons plus nous voir, hoqueta Esther, sentant son cœur se déchirer.

¾    Mais pourquoi ? Au contraire, je pourrais te soutenir dans ce drame, suggéra le jeune homme aux abois.

¾    Non, non, c'est mieux ainsi. Si tu savais comme je me sens coupable ! C'est affreux… c'est affreux… marmonna-t-elle en éclatant à nouveau en sanglots.

¾    Mon amour, je t'aime, je t'aimerai toujours, promit Thibaut ne sachant plus quoi faire.

¾    Moi… aussi… adieu… fit Esther en raccrochant doucement le téléphone.

   Thibaut cria encore quelques "allô !" désespérés, seul au bout du fil. Il n'avait qu'une envie, accourir avenue Montaigne pour serrer Esther dans ses bras. Sa fin de non-recevoir le glaça. Il ne put s'empêcher d'éclater en sanglots à son tour, comme un enfant. Il sentait sa tristesse le submerger et aurait voulu mourir, foudroyé sur place. Mais il dut reprendre rapidement ses esprits et comprit alors que sa vie allait être difficile.

   Une fois l'enterrement terminé et chacun retourné chez soi, la maison retrouva le silence et la tristesse. Esther était inconsolable, persuadée de sa responsabilité dans ce drame. Suzanne, comme à son habitude, comprenait tout le monde et ne jugeait personne. Brice semblait être le seul à ne pas être affecté par la disparition de Grégoire. Décidément, il était bien content que la banque lui revienne déjà. Il était encore un peu honteux de ce sentiment, mais ne pouvait se cacher à lui-même sa grande satisfaction de se retrouver enfin seul, à la tête de l'établissement familial. C'était inespéré.

   Dès le lendemain, il convoqua un conseil d'administration. Esther en faisait partie. Il annonça qu'il retirait le nom de Morigny à la raison sociale, qui redevenait la Banque Hargenville. Il ajouta même "Fils", pour bien marquer la différence. Il se fit donc nommer président-directeur général de la Banque Hargenville Fils. Les administrateurs étaient un peu gênés devant Esther, se demandant s'ils pouvaient effectuer un tel changement sans la choquer. Mais ils s'aperçurent bien vite qu'elle était entièrement d'accord avec son frère et, s'ils en furent surpris, ils n'en montrèrent rien et votèrent, sans sourciller, tous les articles du procès-verbal. Ils n'étaient pas mécontents non plus de la reprise en main de Brice. Ils étaient bien placés pour connaître ses bons résultats et constater sa bonne gestion. Ils savaient aussi qu'il voulait donner un coup de jeune à l'établissement et pensaient que ce ne serait que bénéfice.

   Brice était heureux et ne cachait pas sa satisfaction. Pour remercier les administrateurs de leur soutien, il décida d'augmenter d'un point le pourcentage de leurs prochains dividendes. Il était ainsi certain de se les attacher.

   Ce fut alors un grand chambardement dans la banque. Il fit faire des travaux de rajeunissement ; une armée d'ouvriers prit possession des lieux pour les mettre au goût du jour. On cassa la façade, on fit des baies vitrées, on repeignit les murs couleur ivoire, on changea le comptoir, les coffres, les bureaux. Tout fut refait, du sous-sol aux étages. Cela dura des mois, mais personne ne s'en plaignit. Le résultat fut spectaculaire.

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19 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°9/14)

Rappel des faits antérieurs : Les amours de Thibaut et Esther pendant l'hiver de la construction de la villa Les Pins à Hossegor.

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   Enfin, l'été revint et la maison fut habitable. La présence d'Esther et de Suzanne était cette fois parfaitement justifiée. Il leur fallait en effet la meubler, la décorer, l'équiper, la rendre la plus belle et la plus agréable possible. Elles partirent pour Hossegor le 15 août. Thibaut y passa plusieurs jours. La prudence était encore de mise. Suzanne lui conseilla de prendre une chambre à l'hôtel, Grégoire étant susceptible d'arriver n'importe quand, même sans prévenir. Depuis le temps qu'on lui vantait la région, il commençait à s'y intéresser et se lamentait de ne pas avoir le temps d'y venir.

   Les amoureux n'étaient jamais rassasiés. Esther allait passer ses nuits avec Thibaut, dans sa chambrette de La Bonbonnière. Un jour, vers dix heures du matin, ils sortirent de l'hôtel et montèrent en voiture afin de rejoindre la villa Les Pins. En arrivant au carrefour, ils virent passer, devant leurs yeux ébahis, Grégoire, dans une des calèches qui commençaient à faire taxi à l'arrivée des trains. Heureusement, il ne tourna pas la tête et ne remarqua pas sa fille dans la voiture qui lui cédait le passage.

¾    Oh ! Mon Dieu ! Mon père est là ! s'étouffa Esther, pétrifiée.

¾    Oui, je l'ai vu aussi. Il était prévu qu'il vienne ?

¾    Non, pas du tout, il n'a rien dit. Nous n'avons pas encore le téléphone ici, il n'a pas pu nous prévenir. Il n'a pas non plus envoyé de télégramme. Qu'allons-nous faire ? Il va être surpris de ne pas me trouver à la maison et je ne voudrais pas mettre ma mère en difficulté.

¾    Ecoute, je vais passer par un autre chemin. Je vais le suivre sur le pont de pierre et, au bout du pont, à la fourche, j'emprunterai la route qu'il ne prendra pas. Je ne veux pas le doubler parce qu'il pourrait te voir et reconnaître la voiture par la suite.

   Ainsi fut fait. Le taxi prit à droite à la sortie du pont, Thibaut alla tout droit puis tourna à droite en haut, prit rapidement le boulevard du Front de Mer qui venait d'être ouvert. Il tourna de nouveau à droite dans l'avenue de la Côte d'Argent et arriva directement à la villa. On entendait déjà les grincements de la calèche et le pas du cheval. Esther se dépêcha d'entrer dans la maison et de se mettre dans une situation qui pourrait paraître naturelle. Elle prévint sa mère et toutes deux, à l'arrivée du taxi, firent les étonnées, agréablement surprises de l'arrivée du patriarche.

   Thibaut avait laissé la voiture dans la rue et fit celui qui arrivait en même temps. Il se précipita vers Grégoire pour le saluer et justifia sa présence en lui disant qu'il venait dire bonjour aux deux femmes et voir si tout allait bien. Grégoire n'avait pas une grande sympathie pour l'architecte, sans doute parce qu'il le voyait, inconsciemment, comme un prétendant éventuel de sa fille et cela lui déplaisait. Il le salua tout de même courtoisement et le remercia, lui disant que, puisqu'il était là, il verrait cela lui-même. Le jeune homme ne demanda pas son reste et déguerpit rapidement.

¾    Ah ! Mon ami, mais vous voilà ? s'exclama Suzanne, soulagée. Vous auriez dû nous prévenir, nous serions allées vous accueillir. Vous avez pris le train de nuit, sans doute.

¾    Oui, cela m'a pris d'un seul coup hier après-midi. J'ai eu envie de goûter moi aussi à la douceur du sud-ouest, dit-il en embrassant sa femme et sa fille.

¾    C'est très surprenant de votre part. Vous n'êtes pas, d'habitude, sujet aux coups de tête, remarqua Suzanne avec son sourire enjôleur et un peu ironique.

¾    Eh bien ! Ma mie, voyez-vous, tout arrive, répondit Grégoire en entourant la taille de sa femme. Après tout, je suis un peu aussi le propriétaire, même si cette maison est à votre nom. Alors voyons cela, ajouta-t-il en regardant autour de lui. Oui, oui, oui, c'est très bien. Je dois reconnaître que c'est très bien. Et puis votre décoration, ma mie, est parfaite comme toujours. C'est vraiment très joli, je vous félicite.

¾    Ce n'est pas moi seule qu'il faut féliciter. Esther y est pour beaucoup vous savez.

¾    Je n'en doute pas. Je sais que vous avez un goût très sûr toutes les deux, dit gentiment Grégoire pour plaire à tout le monde.

¾    Ce n'est pas terminé, si vous nous aviez prévenues, nous aurions mis un peu d'ordre, minauda Suzanne, contente quand même du verdict. Vous restez quelque temps, j'espère.

¾    Non, ma mie, je ne fais qu'un saut. Je repars après-demain. Nous aurons tout de même une petit peu de temps pour que vous me fassiez visiter votre domaine, réclama Grégoire avec une bonne humeur que les femmes ne lui avaient pas vue depuis longtemps.

¾    Nous n'y manquerons pas, mon ami, comptez sur nous.

   Au cours des trois jours qu'il passa à la villa, Grégoire alla d'étonnements en émerveillements. On lui fit tout voir : les hôtels, le lac, le pont de pierre qui allait être inauguré le mois suivant, la forêt, la plage et surtout, l'océan. Il n'avait jamais eu l'occasion de se rendre au bord de la mer. Seule, la station normande de Deauville était à la mode depuis que le duc de Morny avait contribué à son développement, au siècle précédent, et, curieusement, Grégoire n'y avait jamais été invité. Quand il vit ces énormes rouleaux, s'exploser sur le sable dans un bruit inimaginable, il n'en crut ni ses yeux ni ses oreilles. Il comprit l'enthousiasme de sa femme et de sa fille et le ressentit enfin lui-même.

   Au fond, la présence de Grégoire arrangeait Suzanne pour organiser la pendaison de crémaillère. Comme il était là, il pourrait prendre les décisions nécessaires et régler les fournisseurs. Il fut ainsi décidé que la réception se ferait le 27 septembre, qui était un samedi. Il leur restait un petit mois. C'était une grosse organisation, car il fallait faire la liste des invités et prévoir leur hébergement. Grégoire tombait bien.

   Malheureusement, pendant ce temps, Thibaut avait été obligé de repartir, sans pouvoir dire au-revoir à sa bien-aimée. Il laissa un mot à l'hôtel, prévoyant qu'elle viendrait prendre de ses nouvelles, à un moment ou à un autre. Deux jours après, Grégoire repartit pour Paris.

   Pendant ce mois de septembre, Esther et Suzanne se remirent à courir les magasins de Bayonne et de Biarritz. Elles devaient y trouver tout ce qui pouvait encore manquer et le mieux correspondre à leur villa comme accessoire de décoration ou petit mobilier. Lucien Danglade, le sculpteur, leur avait fait un bas-relief évoquant la forêt de pins qui avait été incrusté dans la façade, au-dessus du balcon du premier étage. Cela donnait un cachet définitif à la maison. L'intérieur se devait d'être à la hauteur. Les deux femmes ne ménagèrent pas leurs efforts.

   L'entrée dans la salle à manger se faisait par une porte à double battant, en vitrail, représentant deux grands lys, courbés l'un vers l'autre, prenant toute la hauteur et agrémentés de feuillage. Des lampes d'Emile Gallé, les quelques meubles qu'elle avait fait venir de l'avenue Montaigne, dessinés par Louis Majorelle, rappelaient le style Art Nouveau d'avant guerre, que Suzanne aimait tant.

   Esther, toujours à la pointe de la modernité, préférait celui qui faisait fureur et dans lequel se trouvait, très bien représenté, ce fameux style basco-landais de sa maison, ainsi que le bas-relief de Lucien Danglade. Elle s'adressa aux pointures du moment, les Jean Dunand, Jacques-Emile Ruhlmann, Pierre Legrain ou Pierre Chareau. Elle leur commanda tous les autres meubles et éléments décoratifs. Des paravents, des fauteuils club, des lits "cosy-corner", des commodes ventrues, des tables à angles cassés, en chêne plaqué de marqueterie alternant le bois clair du citronnier et le foncé de l'amarante ; lignes sobres, d'inspiration Directoire, fonctionnalité, esthétisme, tout ce qui faisait ce qu'on allait appeler plus tard l'Art Déco. C'était le style qui marquait cette époque et qu'Esther affectionnait particulièrement. Cela faisait des mois, depuis le début du projet, qu'elle y réfléchissait et courait les designers novateurs pour concevoir son mobilier.

   Suzanne laissait faire. Elle avait toujours considéré, depuis le début, que cette maison serait celle de sa fille, elle avait d'ailleurs déjà modifié son testament dans ce sens, puisqu'elle lui appartenait en propre. Elle lui laissait donc la bride sur le cou pour décorer et aménager cette villa à son goût. Le résultat était saisissant d'harmonie et d'élégance. Même Grégoire en avait été impressionné.

   La pendaison de crémaillère était donc prévue le dernier samedi du mois de septembre 1924. Mais le dimanche 28, c'était l'inauguration du fameux pont de pierre qui remplaçait enfin le vieux pont de bois arrivé en fin de vie. Plus une seule chambre d'hôtel n'était disponible dans la région. Suzanne dut, en catastrophe, avancer sa réception d'une semaine et changer toutes les dates chez les fournisseurs. Elle dut aussi presser tout le monde pour que la maison soit fin prête pour le 20 septembre au lieu du 27 ; elle put enfin retenir les chambres pour cette date.

   D'ailleurs, elle s'en voulut de ne plus y avoir pensé car, Paul Lahary, le maire de Soorts-Hossegor, en personne, était venu l'inviter, avec sa famille, à suivre le déroulement des festivités qui allaient avoir lieu pour cette inauguration. Paul Lahary avait fait la démarche auprès de tous les nouveaux acquéreurs de parcelles qui avaient déjà fait construire. Comme il était en train de créer une nouvelle ville, il était attaché à connaître les habitants et à ce qu'ils se connaissent entre eux et participent aux évènements de la petite cité naissante. Suzanne et Esther avaient accepté avec joie, assurant le maire de leur présence, excusant déjà la probable absence de Grégoire qui n'était sûr d'être là, ne sachant si son emploi du temps du mois de septembre lui laisserait le loisir de s'échapper.

   Enfin, pour sa réception, tout fut remis d'aplomb. Les invités arrivèrent pour la plupart, le vendredi 19. Ils étaient une centaine environ ; le nombre de chambres nécessaire était bien retenu dans les hôtels environnants. Comme il n'y en avait pas assez à Hossegor même, la plupart de ceux qui venaient en voiture furent logés à Biarritz.

   Pour la garniture du buffet, elle s'était adressée à Paul Mochon, le propriétaire du tout nouvel Hôtel du Lac, qui se trouvait pratiquement en bas de sa rue. Son chef avait réalisé un buffet splendide et bien pourvu. Il y avait des volailles entièrement découpées et reconstituées avec bec et plumes ; il y avait des cochons de lait qui avaient subi le même sort, beaucoup de petits fours de toutes sortes, salés et sucrés, des glaces et des pâtisseries et même du caviar, le tout abondamment arrosé de champagne.

   Suzanne avait tenu à la présence de Thibaut et voulait le mettre à l'honneur pour le remercier d'avoir conçu une si belle maison.

   Finalement, Grégoire revint le jeudi 18 au soir ; les deux femmes étaient cette fois sur le quai pour l'accueillir. Dès le début de leur séjour, elles avaient acheté une voiture automobile pour être libres de leurs mouvements. Esther s'était tout de suite mise à la conduite et se débrouillait très bien. Grégoire en fut surpris.

   La journée du samedi, se passa à aller chercher les invités à la gare ou recevoir ceux qui arrivaient en voiture. Au fur et à mesure de leur arrivée, les convives s'exclamaient sur la beauté de l'endroit, son originalité et sur la réussite de la construction. Bien sûr, le jardin n'était que la pinède ; il n'y avait encore aucune fleur ni pelouse. Mais ce côté sauvage donnait encore plus d'éclat au bijou qu'était cette villa, si unique, si élégante, si moderne.

   Vers vingt heures, les invités se présentèrent, en grande tenue, devant la propriété. Esther portait une robe qu'elle avait fait faire chez le couturier Lanvin. C'était une robe noire avec un bustier droit et des bretelles fines sur les épaules. La jupe descendait jusqu'au-dessus des chevilles et était recouverte d'un voile transparent qui tombait jusqu'aux pieds. Un énorme nœud de broderie argent, dont les pans suivaient la robe jusqu'à l'ourlet, était plaqué sur le devant. Une petite cape rouge, courte et légère, partant du dos du bustier, entourait le tout.

   Suzanne, également chez Lanvin, avait fait plus sobre. Elle avait choisi une robe longue bleue, droite et près du corps, dont la partie basse de la jupe présentait des plis et des godets. Entre le tissu lisse et les plis, un entrelacs de broderies et de perles rompait la rectitude de l'ensemble. Le décolleté était droit et les manches étaient longues et ajustées. Presque chaque femme portait un sautoir, ou plusieurs, descendant jusqu'au nombril, avec boucles d'oreilles et bracelets assortis. Ce type de bijou faisait alors fureur.

   On dirigea les convives vers la salle à manger et la terrasse où l'on avait dressé le buffet bien garni. Chacun allait de son compliment aux hôtes. Tout cela était très mondain et un peu guindé.

   Quand Thibaut se présenta à son tour, vers vingt et une heures, il fut accueilli chaleureusement par Suzanne qui l'introduisit immédiatement dans la salle en réclamant le silence.

¾    Mes amis, je vous en prie, écoutez-moi, réclama-t-elle. Vous avez admiré cette ravissante maison, en voici l'architecte, dit-elle en montrant Thibaut à ses côtés, très surpris et un peu intimidé. Je vous prie de lui faire un triomphe.

Aussitôt, la foule se mit à applaudir. On entendit fuser des "bravo !", des "merveilleux !", des "splendide !" des "félicitations !". Les applaudissements durèrent longtemps.

¾    J'espère que vous allez nous dire un mot, demanda encore Suzanne, avec ce sourire irrésistible dont elle avait le secret.

¾    Oh ! Madame, je suis confus. Je ne m'attendais pas… que puis-je dire ?… balbutia Thibaut qui n'avait qu'une idée en tête, se retrouver seul avec Esther.

Ce fut Grégoire qui sauva la situation.

¾    Monsieur Lamécourt, je vous remercie profondément d'avoir si bien réussi votre entreprise. Je suis très satisfait de votre prestation et nous allons boire une coupe de champagne en votre honneur.

¾    Monsieur Hargenville, je vous en suis très reconnaissant, mais je n'ai fait que mon travail et je suis seulement ravi qu'il vous plaise. J'ai fait de mon mieux, bredouilla Thibaut.

¾    Eh bien ! C'est très réussi. Allons, les amis, buvons à la santé de ce jeune homme, il le mérite bien, conclut Grégoire en levant sa coupe.

   Tous levèrent leur verre en criant "à l'architecte", puis l'attention retomba et chacun reprit sa conversation où il l'avait laissée.

   Thibaut regarda désespérément Esther, cherchant un signe pour s'éclipser avec elle. Pour le moment, il était trop tôt et son regard restait de glace.

   Le supplice dura trois heures. Alors qu'enfin, quelques invités avaient regagné leur hôtel, Thibaut et Esther purent se promener dans la pinède qui leur tenait lieu de jardin, la clôture de la parcelle n'étant pas encore posée. Ils s'éloignèrent doucement des lumières et du bruit, pour pouvoir enfin se jeter dans les bras l'un de l'autre derrière un arbre, se croyant cachés par l'obscurité.

   Hélas, voulant soulager un besoin naturel sans prendre beaucoup de précaution, comme c'était son habitude, Justin Claret se trouvait non loin de là. Il aperçut le jeune couple qu'il reconnut au premier coup d'œil, malgré la noirceur de la nuit. Puis il les entendit rire et chuchoter puis s'embrasser sans retenue.

   Il avait été extrêmement vexé du refus d'Esther quand il avait demandé sa main à son père. Il ne l'avait d'ailleurs pas du tout compris. Bien sûr, Grégoire s'était bien gardé de lui donner les vraies raisons. Il avait noyé le poisson en lui disant qu'elle n'était pas prête à se remarier ni à connaître un autre homme. Il avait inventé une histoire de toutes pièces, très éloignée de la réalité. Il avait même osé dire qu'elle en serait ravie mais que le souvenir de Simon, son cher époux, était encore trop vif pour se donner à un autre. Justin avait alors demandé à Grégoire de le prévenir quand Esther serait prête à l'épouser. Aucun signe n'était jamais venu de son ami. Il en avait conclu que la jeune femme avait décidé de rester chaste et veuve.

   Il était tellement imbu de lui-même qu'il était persuadé que personne ne pouvait lui résister ; d'ailleurs, il avait l'argent pour cela. Il pensait que, du moment que l'on pouvait satisfaire tous les caprices d'une femme avec sa fortune, on pouvait les avoir toutes. Il se sentait aussi bien qu'un autre et même, prétendait à une certaine expérience liée à son âge, alors qu'en fait, il n'en avait aucune. Tout cela était dans son rêve et resté lettre morte. Il attendait le bon vouloir d'Esther, pensant qu'en fait, elle était folle de lui mais que son deuil était difficile à faire.

   Aussi, quand il reconnut le couple, son sang ne fit qu'un tour. Il comprit alors qu'elle ne voulait pas de lui. Sans chercher à comprendre pourquoi, il se sentit meurtri et bafoué. Il résolut de se venger. Son premier élan fut de se précipiter sur eux, de les séparer et casser la figure de l'architecte. Mais il se dit qu'il ne pouvait pas faire cela, alors qu'une petite cinquantaine de personnes étaient encore sur la terrasse. Il rongea son frein puis retourna vers la réception, sans se faire remarquer des jeunes gens. En marchant, il prit la décision de rapporter à Grégoire ce qu'il venait de voir. Il se dit que cela aurait sans doute des conséquences qui le dédommageraient de sa déception. Il espéra même que Grégoire obligerait alors Esther à l'épouser, pour laver son honneur. Il pensait qu'il tenait sa victoire. Il aurait la fille et la dot. Il n'en avait pas besoin, mais c'était une question de principe. Ce qui lui tenait le plus à cœur, était de devenir le gendre de Grégoire, qu'il admirait tant. Pourtant, sur le plan social, il avait tout et pouvait rivaliser avec qui il voulait ; il avait la fortune, la notoriété, les relations, le succès dans les affaires. Mais il avait attribué à Grégoire une aura qui le faisait tout tenter pour entrer dans sa famille. Il s'en sentait digne et fier. En fait, c'était le principal intérêt qu'il avait à épouser Esther qu'il n'aimait pas vraiment, en tout cas pour elle-même. Il aimait plus ce qu'elle représentait. C'était d'ailleurs en ces termes qu'il pensait généralement aux femmes ; elles devaient représenter un avantage financier ou une marche supplémentaire dans la société ou, comme c'était le cas en l'occurrence, le faire entrer dans une famille qu'il convoitait. Sans doute, il préférait qu'elle soit jeune et belle, mais au fond, c'était secondaire. Il aurait demandé sa main, même si Esther était laide. Il se disait amoureux d'elle parce que cela le rendait crédible auprès de Grégoire et aussi, pensait-il, aux yeux d'Esther.

   Quand il revint dans le salon, il vit son ami en grande conversation avec deux personnalités. Il n'osa pas les déranger. Voyant qu'il ne pourrait assouvir sa vengeance sur-le-champ, il se calma et se dit qu'il attendrait d'être remonté à Paris.

   L'inauguration du pont de pierre tombait à pic pour permettre à Suzanne d'obliger Grégoire à rester une semaine et, en quelque sorte, à prendre des vacances. Elle lui exposa qu'il avait intérêt à connaître les nouvelles personnalités de la ville et à se faire bien voir d'elles. Avec ses arguments pertinents et son fameux sourire, elle emporta la décision. Grégoire alla à la nouvelle poste passer un coup de téléphone à sa secrétaire pour annuler tous ses rendez-vous. Il se laissa enfin un peu aller. Il passa la semaine à se promener, à visiter la région, à fréquenter les meilleurs restaurants de Bayonne et les plus belles plages de Biarritz. Il s'émerveilla devant l'océan qui fit, cette semaine-là, un vrai spectacle, passant par tous ses états, du calme à la tempête. C'était très impressionnant. Petit à petit, Grégoire goûtait les plaisirs marins et semblait s'en trouver fort bien.

   Le dimanche 28 septembre 1924, il se rendit donc, avec toute sa famille, dans l'avenue principale d'Hossegor, se faire présenter Paul Lahary, le maire. Celui-ci en fut ravi et l'incita à se ranger dans les premiers rangs des personnes devant assister à la coupe du ruban. Cette opération symbolique avait été laissée, par le maire, aux bons soins de Dorothée Roland, sa fille. Sous le pont, une flottille de barques et bateaux divers, naviguait en tous sens. Des drapeaux et des banderoles avaient été accrochés aux balustrades. Une fanfare jouait la Marseillaise. Après les manifestations officielles, discours et salutations, d'autres, gastronomiques, attendaient les membres du cortège à l'Hôtel du Parc, sur le bord du lac. Ce fut grandiose et mémorable. Paul Lahary était content, les nouveaux habitants d'Hossegor avaient fait connaissance.

   Grégoire, qui adorait de nouveau les mondanités, fut enchanté d'avoir laissé huit jours ses affaires pour vivre une telle journée. Dès le lundi, toute la famille reprit le train pour Paris.

ù

17 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°8/14)

Rappel des faits antérieurs : Les amours de Thibaut et Esther avant la construction de la villa Les Pins à Hossegor.

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   L'automne était sur le point d'arriver. Les chantiers devaient être avancés le plus possible, car ils seraient interrompus pendant l'hiver. Celui de la villa Les Pins avait commencé fin août. Thibaut avait fait mettre les bouchées doubles aux ouvriers pour qu'elle soit hors d'eau avant novembre, moment de l'arrêt provisoire des travaux.

   À la mi-septembre, il avait fait venir Esther. La maison en était encore aux fondations. Mais le temps s'était mis à une sorte d'été indien qui rendait l'atmosphère particulièrement agréable. Le soleil brillait toute la journée mais n'imposait plus la forte chaleur du mois d'août. Une légère brise de mer balayait les pins et se faisait sentir jusqu'aux bords du lac. Elle était douce et tiède. L'eau avait gardé la température élevée qu'elle avait acquise au plus fort de l'été.

   Thibaut voulait profiter de ce qui restait de la belle saison, avec l'amour de sa vie. Les marées d'équinoxe rendaient l'océan particulièrement redoutable. Mais le lac était serein et offrait à qui savait l'apprécier, ses rives sablonneuses en guise de plages. Les deux amoureux se donnaient à cœur joie de s'y reposer et de se baigner dans ces eaux calmes et salées, malgré le courant des marées. Ils s'amusaient à faire la planche et à se laisser descendre sur quelques dizaines de mètres, sans faire un mouvement, uniquement mus par le courant. Ils avaient du mal, ensuite, pour le remonter, s'ils voulaient rejoindre leur point de départ à la nage, tant il était violent. Ils préféraient sortir et revenir à pied sur le sable. Ils riaient beaucoup, chahutaient dans l'eau comme s'ils étaient des enfants, libres et heureux. Ils n'arrêtaient pas de se faire des serments d'amour, se jurant qu'ils s'aimeraient le restant de leurs jours et qu'ils ne pourraient aimer personne d'autre. Cela les rassurait et semblait fortifier leur union. Ils ne pensaient pas à demain, ni à un éventuel mariage, ni à des enfants, ni aux différences sociales, ni à certains interdits familiaux. Ils vivaient comme s'ils étaient seuls sur une île déserte, profitant l'un de l'autre sans modération, sans tabous, dans une intimité si pure, si profonde, si parfaite.

   Au mois d'octobre, Thibaut dut rester trois semaines d'affilée sur place, tant il avait de chantiers à superviser afin de s'assurer des bonnes conditions de leur arrêt momentané. Il aurait bien aimé qu'Esther reste avec lui tout ce temps. Malheureusement, cela aurait semblé trop suspect à Grégoire. Elle vint trois jours à la fin du mois, prétendant qu'il y avait un petit problème à résoudre et que Thibaut voulait son avis.

   L'été indien était bel et bien terminé. Le temps était froid et venteux. L'océan était gris et agité. Esther avait beau porter un manteau de fourrure avec une capuche et un foulard d'étamine de laine autour du cou, elle grelottait, debout, en haut de la dune, le vent froid et violent en pleine face. Elle ne put rester longtemps à contempler les vagues furieuses tant l'endroit était intenable. Elle se rendit compte que, près de la maison, toujours en construction, le vent était plus supportable, mais le sable volait et la dune semblait se déplacer vers l'intérieur.

   Thibaut la rassura en lui indiquant qu'une digue et une promenade étaient prévues pour aménager cette dune et la fixer une fois pour toutes. Seuls les abords du lac étaient agréables par ce temps. Les plages de sable fin y étaient paisibles, bien que glaciales et humides. Le vent se faisait surtout entendre dans les arbres et semblait se morceler au contact de cette verdure persistante. Aucune feuille morte ne jonchait le sol, aucune branche n'était nue. Le paysage semblait figé dans un éternel été.

   En novembre, Thibaut eut encore à faire un dernier déplacement avant l'hiver. Esther et lui se retrouvèrent, une fois de plus, à la gare. Ils relouèrent la même chambre à l'hôtel La Bonbonnière où ils avaient maintenant leurs habitudes. Esther prenait soin de payer la chambre et sa part de repas, afin de ne pas intriguer son père, au cas où il vérifierait ses comptes.

   Grégoire commençait d'ailleurs, à se demander la raison de tous ces déplacements. Il lui posa la question franchement.

¾    Dis-moi, Esther, que vas-tu faire exactement à Hossegor, chaque fois que tu y vas ?

¾    Eh bien !… heu… je supervise, dit-elle, un peu embarrassée.

¾    Mais tu supervises quoi ?

¾    Eh bien !… heu…  la maison…

¾    Où en est-elle, cette maison ?

¾    Elle monte, elle monte…

¾    C'est tout ce que tu as à me dire.

¾    Que voulez-vous que je vous dise, Père, vous savez, je ne suis pas technicienne. Je donne juste mon avis objectif et je constate que la construction avance. Voilà tout.

¾    Et tu as besoin d'y aller à chaque fois pour cela ?

¾    Il faut bien que je voie les détails sur place si je veux donner mon avis, affirma-elle, mais, vous ne savez pas comme cette région est attachante et comme on a plaisir à s'y rendre, avoua-t-elle avec un large sourire.

¾    Tu n'irais pas là-bas juste pour être seule avec Monsieur Lamécourt et le rencontrer en cachette, par hasard ? dit enfin Grégoire que la question tarabustait déjà depuis quelque temps.

¾    Mais, Père, c'est notre architecte, il est normal qu'il soit là, dit Esther apparemment innocente et tremblant de peur au fond d'elle-même.

¾    Oui, mais tu es seule avec lui et c'est un beau jeune homme, remarqua Grégoire.

¾    Justement, il est trop jeune pour moi, vous le savez bien, en profita Esther. Vous aurait-on rapporté des mensonges ? s'enquit la jeune femme avec inquiétude.

¾    Non, pas pour le moment. Je trouve seulement curieux que tu aies besoin de te déplacer aussi souvent pour une construction qui a pourtant l'air de se dérouler sans accrocs, alors comme je ne suis pas né de la dernière pluie, je me pose des questions, fit Grégoire sur un ton pour une fois très calme.

¾    Je comprends, Père, c'est très normal. Ne vous inquiétez pas, tout va bien, rassura Esther.

¾    Très bien, très bien. Quand cette maison doit-elle être terminée ?

¾    Pas avant le printemps, maintenant. L'hiver, les chantiers sont interrompus. Ils ne reprendront qu'en mars.

¾    Bon, alors, tu n'auras pas l'occasion d'aller à Hossegor cet hiver, fit remarquer Grégoire, montrant ainsi à sa fille qu'il l'avait à l'œil.

¾    Non, en effet, Père, je n'irai pas, assura-t-elle à regret.

   À l'issu de cette conversation, Esther retourna dans sa chambre et fut très ennuyée de la situation. Elle n'était pas sûre d'avoir été trahie, mais en tout cas, son père se méfiait et elle sentait qu'elle devrait passer l'hiver séparée de Thibaut. Cette idée lui était insupportable. Elle s'installa à son bureau et prit du papier pour lui écrire. Elle lui expliqua la situation, lui rapporta l'entretien qu'elle venait d'avoir avec son père et lui fit part de son inquiétude à propos de ses soupçons. Il fallait qu'ils trouvent une solution, car il n'allait plus être possible d'aller à Hossegor de tout l'hiver. Au moment où elle écrivait ces lignes à Thibaut, dans l'angoisse d'être découverte, il lui vint une idée. Et si elle emmenait sa mère ? Elle était sûre qu'elle savait tout et fermait les yeux. Elle glissa la lettre qu'elle venait d'écrire, dans son sous-mains et alla au salon où Suzanne lisait près du feu déjà allumé, en cette fin novembre.

¾    Père est parti ? demanda la jeune femme.

¾    Oui, ma chérie, tu voulais le voir ?

¾    Non, au contraire, c'est pour savoir si je peux vous parler.

¾    Mais bien sûr, je t'écoute.

¾    Voilà, il m'a posé des questions après le déjeuner. Il s'étonne que j'aille si souvent à Hossegor.

¾    Il est vrai qu'on peut s'en étonner. Mais c'est pour retrouver Thibaut Lamécourt, n'est-ce pas ?

¾    Ah ! Maman, vous êtes bien la meilleure des mamans ! s'exclama Esther en embrassant sa mère. Vous savez donc.

¾    Oui, je crois avoir compris. J'ai vu vos regards. Je sais ce qu'il en est.

¾    Et vous n'avez rien dit ? s'étonna Esther.

¾    À qui veux-tu que je le dise ? À ton père ? dit Suzanne en manière de dérision.

¾    Non, bien sûr, mais vous ne m'avez fait aucun reproche.

¾    Pourquoi en aurais-je fait ? Es-tu encore une petite fille à réprimander quand elle fait une sottise ? Moi, je considère que tu es libre de tes mouvements. Tu habites ici, c'est une chose avec laquelle je ne suis d'ailleurs pas d'accord. Je suis ravie que tu sois avec nous, mais je pense que ce n'est pas ta place. À ton âge, tu devrais avoir ta vie à toi, et voir qui bon te semble quand bon te semble. J'étais opposée à la vente de l'appartement que tu habitais avec Simon. Tu serais là-bas, tu pourrais recevoir qui tu veux sans avoir à en rendre compte à quiconque. Enfin, ton père a tellement insisté, tonné, décidé, que cette fois-là, je n'ai rien pu faire. Il était sous le choc de la disparition de ton mari, rien d'autre n'était plus important. J'ai dû accepter de te voir revenir ici, comme une petite fille. Si j'en suis ravie pour moi, j'en suis désolée pour toi.

¾    Que vous êtes bonne, Maman ! s'exclama Esther avec tendresse. Heureusement que nous vous avons, Brice et moi. Tout ce que vous dites est vrai. J'ai quand même vingt-neuf ans et je vis comme si j'en avais quinze. Je n'aurai sans doute jamais d'enfant, maintenant, constata-t-elle avec tristesse.

¾    J'en ai bien peur, en effet sauf si tu te cherches un mari dès maintenant, dit Suzanne avec un petit sourire.

¾    C'est difficile. J'aime Thibaut, tout en sachant que notre amour est une impasse. Il m'a fait tellement de bien, après toutes ces années difficiles après la mort de Simon. Je me sens si heureuse. J'ai l'impression d'être redevenue une jeune fille, gaie et amoureuse. C'est si bon d'être aimée. Quel dommage qu'il soit si jeune et si pauvre ! s'exclama Esther, les larmes au bord des yeux.

¾    Allons, ma chérie, essaya de consoler Suzanne, ne pleure pas, je t'en prie. Je te comprends, je sais ce que tu ressens, mais tu le savais quand tu t'es embarquée dans cette aventure, n'est-ce pas ? Tu n'as écouté que tes sentiments. Tu as bien fait, mais à présent, tu vas forcément souffrir, ma pauvre petite.

¾    Je ne sais pas ce que je vais devenir, gémit Esther.

¾    N'essaie pas de faire trop de plans à l'avance, vis au jour le jour. Profite de chaque moment heureux et ne demande pas ton reste. Tu verras comment les choses tournent, tenta de conseiller la mère, attristée de la douleur de sa fille.

¾    Nous n'allons pas pouvoir nous voir de tout l'hiver, vous rendez-vous compte ? J'ai commencé à lui écrire une lettre pour lui dire que nous ne pouvions plus nous rencontrer, mais je n'ai pas le courage de l'envoyer. Alors j'ai pensé… au moins une fois dans l'hiver… ne pourriez-vous pas venir avec moi à Hossegor ?…

¾    Je te vois venir, ma chérie. J'y ai pensé aussi. Mais il faudra trouver un prétexte valable pour ton père.

¾    Eh bien ! Heu… nous pourrions lui dire que nous allons toutes les deux voir si la vie à Hossegor l'hiver est aussi agréable que l'été, par exemple.

¾    C'est un peu léger, je pense. Je doute qu'il prenne ce prétexte au sérieux. Je peux lui dire que j'aimerais changer d'air et prendre des vacances. C'est aussi un argument.

¾    Nous n'avons qu'à lui dire que nous allons prendre l'air à Biarritz, suggéra Esther soudain enthousiaste.

¾    Ecoute, nous allons y penser.

¾    Mais il ne faudrait pas qu'il nous mette votre cousin, Marc Bellot, dans nos pattes.

¾    Oui, il faudra que je m'en débarrasse. Je vais voir avec mon médecin, s'il ne pourrait pas me prescrire un petit séjour dans le sud-ouest, dit Suzanne avec malice.

¾    Oh ! Ma chère Maman, vous êtes décidément merveilleuse, s'écria Esther en se précipitant au cou de sa mère.

   Esther jeta sa lettre à Thibaut et recommença. Elle lui suggérait au contraire de prendre une semaine de vacances vers le mois de janvier 1924. Elle lui indiquait que, sans doute, elle irait avec sa mère à Biarritz et qu'ils pourraient facilement s'y retrouver. Elle l'informait également de la position de Suzanne à leur égard. Elle lui demandait de ne pas répondre à ce courrier, mais de l'appeler dans les heures creuses de la journée, comme il faisait d'habitude.

   Les fêtes de fin d'année se déroulèrent comme à l'accoutumée, dans la tradition. Suzanne attendait qu'elles soient passées pour aller se plaindre à son médecin qu'elle était fatiguée et avait besoin de repos. Thibaut avait appelé Esther pour l'informer qu'il avait obtenu de son patron un congé de dix jours à compter du 10 janvier. Ils tombèrent d'accord qu'ils ne descendraient pas à Hossegor, les hôtels étant encore trop rudimentaires pour assurer un confort maximum au cœur de l'hiver. Il décidèrent d'aller à Biarritz. Au moins, cet endroit  était un lieu de villégiature reconnu par le corps médical pour y respirer le bon air.

   Trois jours après le réveillon du Jour de l'An, Suzanne prétexta auprès de Grégoire qu'elle ne se sentait pas très bien, qu'elle était lasse et souffrait de migraines. Il lui conseilla immédiatement de consulter. Dès son retour de chez le médecin, elle lui annonça qu'il lui avait recommandé un séjour à Biarritz, de la longueur qui lui plairait. Grégoire ayant foi en la médecine, ne trouva rien à redire à cette décision. Mais il ne voulait pas qu'elle parte seule. Il lui donna à choisir entre la compagnie de Marc Bellot et celle de sa fille Esther. Le choix fut vite fait.

   Aussitôt, Suzanne téléphona à l'Hôtel du Palais, à Biarritz, pour réserver deux chambres, de préférence communicantes, pour elle et sa fille. Cet hôtel, ancienne résidence commandée par Napoléon III pour son épouse Eugénie, avait été reconstruit en 1905 après un incendie, et les architectes en avaient profité pour moderniser et agrandir le bâtiment. L'hôtel était alors le plus luxueux de la côte basque et les deux femmes étaient sûres d'y passer un séjour agréable. Malheureusement, le tarif était beaucoup trop élevé pour Thibaut. Il prit donc une petite chambre dans un hôtel beaucoup plus modeste de la ville, presque dans l'arrière pays. Cela lui importait peu, du moment qu'il pouvait passer ses journées, et peut-être quelques nuits, auprès de sa bien-aimée.

   Suzanne avait fait attention à tout et avait obligé Thibaut à partir un jour après elles pour que Grégoire, accompagnant ces dames à la gare, ne tombe pas sur lui et ne recommence à se faire des idées.

   Grégoire gobait tout sans sourciller mais Suzanne n'avait pas l'impression de le tromper par ces mensonges et ces manigances. Elle voulait seulement, mais à tout prix, le bonheur de sa fille et elle était bien décidée à le protéger coûte que coûte. Puisque Grégoire était méfiant et soupçonneux, avait des principes désuets et tenait sa fille en laisse alors qu'elle était largement adulte, elle le rendait responsable de ses agissements ; elle se sentait obligée, par l'intransigeance de son mari, de le contourner pour arriver à ses fins. Elle pensait que sa fille n'était pas en faute et avait bien le droit d'être enfin heureuse.

   Pendant leur séjour à Biarritz, Esther et Thibaut passèrent bien entendu le plus clair de leurs journées ensemble. Le temps était généralement beau et glacial. On apercevait, vers l'est, les pics pyrénéens enneigés, qui se détachaient sur le bleu acier du ciel, apportant un air froid et sec. À l'ouest, la mer avait une couleur bleu-vert et les vagues venaient s'échouer doucement sur la grande plage qui s'étendait devant l'hôtel. Elles laissaient échapper de l'écume, en se brisant sur les rochers qui encadraient la plage.

   Thibaut avait loué une voiture pour se déplacer plus facilement. Ils purent ainsi faire un aller et retour jusqu'à Hossegor. Quand les amoureux y arrivèrent, le temps était très différent. La région était recouverte d'une brume épaisse et givrante. Le lac était gris et semblait fumer ; on ne voyait pas la berge d'en face. Ils constatèrent qu'ils avaient bien fait de ne pas chercher à s'installer là, aucun hôtel n'était ouvert et personne ne sillonnait les rues encore ensablées de la ville. Les quelques résidents permanents restaient chez soi en attendant des jours meilleurs.

   Thibaut et Esther allèrent tout de même voir si l'océan était différent à Hossegor ; et c'était le cas. Il était toujours aussi magnifique et terrifiant. Contrairement au calme de Biarritz, les rouleaux étaient ici, toujours aussi énormes et se jetaient sur la plage dans un fracas assourdissant. Pas un autre bruit n'existait au milieu de ces pins auxquels les lambeaux de brume s'accrochaient, formant ici ou là de petits nuages qui semblaient se faufiler entre les troncs d'arbres.

   Ils ne restèrent pas longtemps devant la mer, le froid mordant étant difficile à supporter. Ils allèrent voir la villa Les Pins, pour la contempler encore une fois. Elle était hors d'eau, c'était le minimum pour passer la mauvaise saison. Malgré le temps désastreux, Esther ne regretta pas l'acquisition et se voyait déjà au coin du feu de son salon, à écouter la mer se fracasser sur la plage. Ils remontèrent rapidement en voiture, pour s'abriter de cette brume glaciale qui tombait en minuscules gouttelettes givrantes. À l'abri, ils restèrent là, à se regarder, se caresser et s'embrasser. N'y tenant plus, ils finirent par faire l'amour, allongés comme ils pouvaient sur la banquette, ne ressentant pas l'inconfort de la situation, toute leur attention uniquement portée l'un vers l'autre, heureux et amoureux.

   Suzanne demanda aussi à aller voir la maison d'Hossegor ; elle pourrait ainsi donner son avis à son mari, sans hésitation, et corroborer les précédents dires d'Esther. Et puis elle était très curieuse de voir à quoi ressemblait cette villa, si jolie sur le papier.

   Quand ils y retournèrent, le temps s'était remis au beau. Quelques petits nuages blancs passaient haut dans le ciel, et le vent, qui s'était levé, avait chassé toute la brume grise qui rendait le lac immobile et glacé. Le vent étant assez fort, l'océan était déchaîné. Les rouleaux gigantesques se succédaient à un rythme effréné. Toute la surface de la mer était blanche et l'écume formait une crête au sommet des vagues, s'échappant au moment où la déferlante retombait. Suzanne, subjuguée, regardait ce magnifique spectacle avec ébahissement et inquiétude, se demandant si la maison n'était pas trop près de ce monstre. Mais elle se rendit compte que rien ne pouvait laisser à penser que la mer allait escalader la dune derrière laquelle elle se sentait malgré tout en sécurité.

   Elle admira la maison qui était encore plus belle en réalité que sur le papier. Elle entra même à l'intérieur et commença à imaginer la décoration, l'emplacement des meubles, les coloris, les bibelots, les coussins, les tableaux. Elle se voyait déjà recevoir des amis. Elle distribua les chambres : elle et Grégoire prendraient la première des deux donnant sur le balcon en façade ; elle garderait la deuxième, pour les amis. Celle du fond serait pour Esther et la petite du bout pour Brice.

   Esther, heureuse comme une petite fille devant son cadeau de Noël, s'étourdissait à virevolter au milieu de ce qui serait la salle à manger. Elle aussi voyait déjà le décor luxueux qu'elle souhaitait y voir réaliser et les fêtes brillantes qu'elle espérait pouvoir y donner.

   Quand ils n'étaient pas à Hossegor, les amoureux se promenaient sur la plage de Biarritz. Ils allèrent aussi faire les magasins à Bayonne et descendirent même jusqu'à St-Jean-de-Luz, qu'ils trouvèrent admirable. Thibaut servait de chauffeur aux deux femmes et s'entendait très bien avec Suzanne qui l'avait pris en amitié. Quand ils ne faisaient pas de promenades, les jeunes gens restaient dans la belle chambre de l'Hôtel du Palais où ils avaient tout le loisir de s'aimer autant qu'ils en avaient envie. Ils apprécièrent ce séjour qu'ils vivaient comme un voyage de noces, laissant libre cours à leurs désirs, ne se privant de rien et surtout pas de caresses, de baisers et de serments d'amour.

   Suzanne, qui pensait à tout, faisait attention que Thibaut ne figure sur aucune note d'hôtel, afin que Grégoire, s'il voulait vérifier les dépenses de sa femme, ne trouve pas une troisième personne invitée à dîner chaque soir, ou pire, au petit-déjeuner. Aussi, Suzanne payait immédiatement le repas de Thibaut en espèces, afin de ne laisser aucune trace.

   Toutes ces ruses de Sioux furent payantes. Suzanne avait octroyé dix jours de pur bonheur à sa fille et Grégoire pouvait dormir tranquille. Personne ne s'aperçut de rien. Elle se dit qu'il fallait en profiter, on ne savait pas de quoi demain serait fait.

   Pour ne pas être surpris par Grégoire, Thibaut rentra à Paris un jour avant les deux femmes. Le lendemain, Esther et Suzanne reprirent leur vie tranquille. La jeune femme sut qu'elle ne reverrait pas son amant avant le mois de mars. Seul, le téléphone restait leur lien, et Thibaut avait promis de l'appeler chaque jour.

   À partir de mars donc, les travaux reprirent et Esther put réitérer ses allées et venues entre Paris et Hossegor pour continuer la "supervision" du chantier. Suzanne n'avait pas tari d'éloges et avait décrit par le menu la villa et les environs. Elle avait aussi parlé des maisons voisines qui commençaient à se construire. Grégoire était rassuré, tout semblait se passer pour le mieux.

   Dès que les chantiers rouvrirent, Esther retourna passer quelques jours avec Thibaut. Le printemps arrivait à grands pas, les oiseaux s'agitaient pour faire leurs nids, les premières fleurs pointaient leur nez un peu partout, les maisons déjà habitées s'ouvraient, la vie reprenait. Thibaut montra à Esther toutes les villas sur le point d'être terminées : "Lou Brouch" au bord du canal, "Rêver, Peindre, Chasser" au pont du Bourret menant à Capbreton, par exemple. Bien d'autres encore étaient en cours de réalisation. Outre la construction du pont de pierre, on commençait aussi à penser au Sporting Casino, au golf et au front de mer, qui allaient donner à Hossegor sa notoriété, principalement parmi la haute société, fortunée, intellectuelle et artiste. Déjà, on commençait à aménager un boulevard sur le sommet de la dune et à y construire des maisons ouvertes sur l'océan.

   Esther et Thibaut adoraient se promener dans tous ces endroits en pleine mutation. Ils admiraient, comparaient, critiquaient les bâtiments, les villas, les aménagements. Esther connaissait maintenant Hossegor comme sa poche et savait aussi qui étaient les propriétaires installés à l'année. Il y en avait de plus en plus, mais beaucoup des villas en construction étaient encore des résidences secondaires.

   Les rendez-vous professionnels de Thibaut ne duraient pas longtemps. Il lui restait des après-midi entières qu'il occupait agréablement avec sa bien-aimée, en longues promenades à pied, le long du lac ou à vélo jusqu'à Capbreton ou même en bateau. Il empruntait l'ancienne barque du passeur, Julien Navère, et descendait le canal jusqu'à l'entrée du petit port de Capbreton. Une fois passée la plage, à gauche, il pouvait remonter soit le Bourret, tout droit, soit le Boudigau, en passant à droite devant le quai du port. Les deux rivières se jetaient dans la mer au même endroit. Elles étaient calmes et sauvages, surtout peuplées de ragondins, de hérons cendrés, de poules d'eau et sûrement de bien d'autres animaux qui n'aimaient pas se montrer. Tout ce petit monde s'activait à ses occupations favorites, animant les cours d'eau dont les embouchures se remplissaient ou se vidaient au gré des marées, qui se faisaient sentir plusieurs kilomètres en amont.

   D'ailleurs, il fallait bien calculer le temps des promenades pour ne pas se trouver avec son bateau pratiquement à sec au milieu de la rivière. Thibaut et Esther n'avaient pas encore cette science et c'est ce qui leur arriva un jour. Emerveillés par le chant des oiseaux et le remue-ménage des ragondins, ils ne s'aperçurent pas que la marée descendait. Ils étaient encore assez loin de l'embouchure et, tout à coup, ils ressentirent un grand choc : le fond de la barque avait touché le sable vaseux du lit de la rivière. Thibaut comprit immédiatement ce qui venait d'arriver. Il ôta ses chaussures et son pantalon et descendit de la barque pour la pousser vers un fond moins haut où il y avait encore assez d'eau, lui permettant de redescendre vers la mer.

   Bien lui prit de se déshabiller car il enfonça dans la vase jusqu'aux genoux. Il eut beaucoup de mal à extirper ses jambes de cette glu et à pousser le bateau sur le côté, où l'eau était plus abondante. Mais une fois qu'il fut remonté dans la barque, celle-ci, alourdie, retoucha le sable. Il redescendit et tâcha de pousser l'embarcation à la main.

   Pour faciliter l'opération, Esther décida, elle aussi, d'alléger l'esquif. Elle ôta ses chaussures et releva sa jupe assez haut pour ne pas la mouiller. Thibaut aurait voulu la porter jusqu'à la rive, mais il était empêtré dans la vase et tenait le bateau. Après quelques difficultés, elle rejoignit la berge et y marcha en même temps que Thibaut descendait la rivière en tirant la barque. Enfin, ils arrivèrent à un endroit où se dessinait un petit chenal qui semblait assez profond. C'était tout ce qui restait de l'écoulement de la rivière qui découvrait à présent de larges plages vaseuses, principalement sur sa rive droite. Thibaut put enfin remonter dans la barque et même, s'étant rapproché de la rive gauche où marchait Esther, la faire remonter aisément.

   Puis, ils rejoignirent le port. Mais, pour les mêmes raisons de marée basse, ils ne purent remonter le canal jusqu'au lac. Ils ne pouvaient repasser sur l'autre rive et rentrer à pied. Ils amarrèrent le bateau au quai, et se promenèrent longtemps, en attendant que la mer remplisse à nouveau le canal. Toute cette aventure les faisait beaucoup rire. Ils étaient trempés et salis, mais joyeux et fous de bonheur. Ils attendirent des heures qu'ils employèrent à marcher le long des plages de l'océan ou à se reposer sur les dunes et se faire tous les serments impossibles à tenir, auxquels on est tellement heureux de croire quand on les fait.

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15 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°7/14)

Rappel des faits antérieurs : Les femmes Hargenville accompagnés du cousin Marc Bellot, sen rendent à Hossegor pour visiter et acheter un terrain. Thibaut Lamécourt et Esther se donnent un long baiser sur le quai de la gare.

Les plans de la villa Les Pins sont dessinés et approuvés par les deux femmes.

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   Une fois tous ces détails réglés, Suzanne, Esther et Marc Bellot sortirent du cabinet et allèrent prendre une tasse de thé chez Noblet. Esther et Thibaut s'étaient tendu la main en se quittant et s'étaient regardés dans les yeux. Ils étaient malheureux de ne pouvoir rien faire de plus, tant ils avaient envie de se prendre dans leurs bras et de renouveler le baiser du quai d'Hossegor. Thibaut avait dit à Suzanne qu'il la tiendrait au courant de l'évolution des travaux et l'avait encouragée à venir sur place chaque fois qu'elle le désirerait. Esther s'enthousiasma à cette idée et se promit, quant à elle, d'y souscrire. Elle voyait là enfin une porte ouverte sur la liberté, loin de son père et de toutes les convenances encore en vigueur, qui faisaient qu'elle ne pouvait fréquenter Thibaut à Paris.

Ils avaient en effet des difficultés à se voir sans éveiller les soupçons. Bien qu'un peu plus permissif, Grégoire avait l'œil sur sa fille et ne voulait pas qu'elle fréquente n'importe qui, surtout pas un petit jeunot sans le sou qu'il considérait comme un fournisseur. Il avait toujours beaucoup de principes, surtout religieux et ne concevait pas les rapports sexuels en dehors du mariage. Il était d'ailleurs lui-même d'une grande fidélité et ne supporterait pas que sa fille ait un amant.

   Esther savait tout cela et, pour rien au monde, elle n'aurait voulu qu'il sache qu'elle en avait un, même si ce n'était pas encore tout à fait le cas. Elle était aussi consciente de la différence de classe et savait combien son père était soucieux de ce genre de détail. Elle demanda alors à Thibaut, d'aller à Hossegor avec lui chaque fois qu'il irait, même s'il ne s'agissait pas de s'occuper de la villa Les Pins ; elle voulait vivre enfin, à l'insu de son père, l'idylle qu'elle appelait de ses vœux. Thibaut n'avait pas osé en espérer tant.

   Le mois suivant, il appela Esther pour lui indiquer qu'il partait pour Hossegor le lendemain, pour trois jours. Elle se dépêcha de faire un petit baluchon et prétendit auprès de son père qu'elle devait aller voir l'avancement des travaux. Suzanne, qui avait tout compris, décréta qu'elle était fatiguée et qu'Esther ferait cela très bien toute seule. Grégoire voulut lui imposer la présence de Marc Bellot, mais Suzanne le rassura en prétendant que cela n'était vraiment pas nécessaire, que, de plus, Marc était fatigué et qu'il ne fallait pas lui imposer d'incessants voyages. Grégoire céda.

   Esther rejoignit Thibaut à la gare d'Austerlitz. Dès qu'ils s'aperçurent, ils coururent se jeter dans les bras l'un de l'autre et s'embrassèrent à pleine bouche, comme s'ils étaient seuls au monde. Puis ils montèrent dans le train qui les attendait à quai et s'installèrent dans leur compartiment. Thibaut avait acheté le billet d'Esther en même temps que le sien pour être sûrs d'avoir des places côte à côte.

   Ils se mangèrent des yeux pendant tout le trajet qui dura toute la journée. Arrivés à destination, les tourtereaux allèrent à pied jusqu'à l'hôtel La Bonbonnière, qui s'appelait encore jusqu'à peu "l'Hôtel Restaurant d'Hossegor", le premier au bord du lac en venant de la gare. Ils ne voulurent pas retourner chez Navère, de peur d'être reconnus et trahis la prochaine fois, qu'éventuellement, ils y reviendraient en famille.

   Ils ne prirent qu'une chambre. Thibaut laissa Esther s'installer et partit au garage qui était voisin de l'hôtel Navère, louer une voiture pour ses déplacements. Le voyage avait été long et fatigant, il était tard, ils dînèrent et montèrent se coucher.

Une fois la porte de la chambre fermée à clé, ils s'embrassèrent encore longuement avant de se déshabiller et de se mettre au lit. Ils ne s'étaient rien dit, n'avaient rien organisé ; tout était arrivé naturellement, comme si cela allait de soi. Ils firent l'amour longtemps dans la nuit, jamais rassasiés l'un de l'autre. Ils dormirent peu et recommencèrent chaque fois qu'ils se réveillèrent, sans doute animés par un désir commun et irrépressible.

   Esther connaissait enfin l'amour et le plaisir de le faire. Elle éprouva une succession de sentiments nouveaux et merveilleux. Il y eut l'attirance, le désir, le plaisir, le bonheur. Tout cela lui était jusqu'alors inconnu. Elle ressentit pour Thibaut ce qu'elle reconnut pour être de l'amour, au battement de son cœur et à l'attachement qu'elle sentait déjà pour ce jeune homme vigoureux, à la peau soyeuse, à la main chaude et aventureuse, douce et délicate. Elle se laissa aller et rendit instinctivement tous les plaisirs que son compagnon lui procurait. Ils se trouvèrent alors en parfaite adéquation et en parfaite harmonie. Elle qui n'avait toujours connu que la corvée imposée par son mari, chaque jeudi soir, n'imaginait pas ce qu'était réellement une relation sexuelle. Elle ne concevait même pas que cela put être agréable. Elle ne voyait jusqu'ici que cet acte comme obligatoire pour enfanter, mais dégouttant. Elle découvrait que cela pouvait être magnifique et exhaltant.

   En fait, les travaux de la villa Les Pins n'avaient pas commencé. Thibaut avait d'autres chantiers à superviser et en avait profité pour faire venir Esther. Il devait y aller seul, ayant rendez-vous avec les propriétaires. Il mena donc la jeune femme, à son souhait, au bord de l'océan, en haut de la grande dune, pour qu'elle l'attende, dans la fascination de ce spectacle permanent que lui offraient les vagues.

   Durant les deux heures qu'elle avait devant elle, elle eut le temps de faire un tour dans la forêt et d'aller jusqu'à la parcelle qu'elle avait choisie avec sa mère. Elle vit qu'un panneau y avait été installé, précisant le nom des propriétaires et celui de la villa prévue. Elle en fut satisfaite et regarda autour d'elle pour s'imprégner des lieux. Les pins bruissaient doucement, animés par un léger vent d'ouest venant de l'océan et portant aussi le grondement des vagues. La mer était relativement calme et le bruit qu'elle faisait était supportable. Le sable du chemin était souple. Esther ne put s'empêcher d'ôter ses chaussures et ses bas, afin de marcher pieds nus et de sentir la douceur du sable sur sa peau. Elle en éprouva un immense bien-être qui la rendit heureuse.

   Elle retourna sur la dune, contempler la vaste étendue d'eau, aux couleurs toujours changeantes et à l'agitation inquiétante. Elle n'osa pas s'en approcher et s'aperçut que, depuis qu'elle était partie se promener, l'océan avait gagné du terrain sur la plage. Elle en conçut tout à coup une grande frayeur, se demandant jusqu'où il allait ainsi monter. Puis elle remarqua une différence de couleur et de texture du sable, à mi-distance de l'eau et des arbres, tout le long du rivage. Cela l'intrigua. Elle osa alors, toujours pieds nus, aller tâter les deux sortes de sable. Elle s'aperçut qu'une était humide et fraîche et l'autre sèche et brûlante. Cela la rassura car elle comprit alors que l'océan ne monterait pas plus haut que cette ligne de démarcation. Elle n'alla pas cependant jusqu'à descendre mettre ses pieds dans l'eau, le ressac l'inquiétant trop.

   Enfin, elle s'entendit appelée. Thibaut était en haut de la dune et la cherchait. Elle courut vers lui comme elle put, riant et soufflant de l'effort que la montée mouvante l'obligeait à fournir. Il descendit vers elle en riant aussi. Ils s'embrassèrent encore et encore, heureux et libres, seuls au monde, joyeux comme des enfants en récréation.

¾    Oh ! Ma chère, ma très chère Esther, comme tu es belle et que j'aime te voir aussi gaie. Je t'aime, je t'aime, dit Thibaut en serrant la jeune femme dans ses bras et l'éloignant de temps en temps pour l'admirer.

¾    Moi aussi je t'aime, tu me rends à la vie, déclara Esther en se blottissant dans les bras du jeune homme.

¾    Je voudrais rester avec toi toute ma vie.

¾    Mais je suis beaucoup plus vieille que toi. Tu me quitteras pour une de ton âge, dit Esther, mi-figue, mi-raisin.

¾    Pourquoi dis-tu des choses aussi cruelles ? demanda Thibaut en faisant une moue d'enfant contrarié. Que m'importe ton âge et le mien ? Tu es la plus belle femme que j'aie jamais vue et je suis amoureux fou de toi depuis cette merveilleuse soirée où j'ai fait ta connaissance. À la minute où je t'ai aperçue, à notre table chez les Weber, j'ai su que nous étions faits l'un pour l'autre.

¾    Je crains que les choses ne soient plus difficiles que tu ne penses, dit Esther avec une ombre de tristesse dans les yeux, pensant à la réaction de son père s'il apprenait sa liaison.

¾    Mais pourquoi ? demanda innocemment Thibaut.

¾    Pour tout un tas de raisons, à commencer par ma famille. Tu ne connais pas mon père.

¾    Il m'a paru pourtant un homme charmant, se rappela le jeune homme.

¾    Tu ne l'as vu qu'en représentation, tu ne sais rien de lui.

¾    Il ne te violente pas, tout de même.

¾    Non, mais il ne me laisse pas beaucoup de liberté. Mais laissons cela. Je ne veux pas assombrir notre amour, qui est sincère et vrai. Je t'aime et je veux être avec toi chaque fois que cela sera possible.

¾    Ne t'inquiète pas, je te préviendrai de chacun de mes déplacements. Vu le nombre de chantiers que nous avons ici et qui ne fait qu'augmenter, je vais devoir venir souvent. Et puis le tien va commencer le mois prochain, cela augmentera les occasions.

¾    C'est splendide. Quel bonheur ! Ne pensons qu'à ça, le bonheur d'être ensemble. N'est-ce pas ?

¾    Oui, tu as raison.

Les deux amants s'embrassèrent encore une fois, dans la brise marine et le fracas des vagues mourant à quelques mètres d'eux, qui avaient les pieds dans le sable chaud. Ils s'aidèrent mutuellement à remonter sur la dune, riant et soufflant de l'effort, courant et tombant dans le sable ; ils rejoignirent enfin la voiture que Thibaut avait laissée sur le chemin. Ils repartirent en repassant encore une fois devant la parcelle numéro un, empruntant ce qui allait s'appeler bientôt l'avenue de la Côte d'Argent. La nouvelle appellation de cette portion de côte landaise, venait d'être donnée par un petit groupe d'intellectuels et d'artistes, surtout littéraires, qui étaient en train de faire d'Hossegor une station balnéaire chic, cherchant à rivaliser avec Biarritz et Arcachon.

   Ils flânèrent longuement dans la forêt de pins, traversée par le soleil, écoutant les pics verts taper frénétiquement le bois pour y trouver leur pitance. Il se serrèrent et s'embrassèrent encore et encore, puis revinrent enfin vers le lac. Ils traversèrent le pont de bois qui vivait ses derniers mois, puisqu'il était prévu de le remplacer par un pont de béton que l'on dira cependant de pierre. La mer étant haute, le lac était plein. Le ciel bleu donnait à son étendue lisse, une couleur céladon. Les pins qui le bordaient se reflétaient dans ce miroir et formaient alors une frange sombre entourant le lac. De temps en temps, un poisson faisait surface pour y gober un insecte posé dessus et signalait sa présence par les cercles concentriques qui se formaient autour de lui. Des hérons blancs et huppés cherchaient quelque crustacé sur les berges ou sur le banc de sable qui se formait au milieu du lac, faisant un haut fond où les oiseaux se promenaient sans avoir besoin de nager, semblant marcher sur l'eau.

   Ils allèrent déjeuner "Chez Cotis", un des quelques restaurants qui commençaient à se multiplier à Hossegor. L'après-midi, ils musardèrent sur les bords du lac dont les eaux recommençaient à le quitter, laissant apparaître les hauts fonds qui attiraient les oiseaux toujours à la recherche de plus de nourriture et les parcs à huîtres qui étaient alors fort nombreux.

   Le deuxième jour, Thibaut avait un autre rendez-vous, tôt le matin. Il laissa Esther dormir. Le reste de la journée était libre. Il en profita pour emmener Esther à Biarritz, se promener le long de la mer, avec les élégantes. Ils déjeunèrent dans un joli restaurant qui étalait sa terrasse sur la plage. Faces à l'océan, ils admirèrent ses teintes en perpétuelle transformation, sujettes au moindre nuage venant assombrir l'éclat de la lumière. Ils eurent encore le loisir de savourer le coucher du soleil, qui exposait tous les tons de rouges et de violets, finissant par le réduire à une sphère incandescente s'éteignant au fur et à mesure qu'elle semblait pénétrer dans l'eau.  Ils rentrèrent le soir à l'hôtel La Bonbonnière, fourbus mais heureux d'avoir passé une si belle journée, dans ce lieu prestigieux qui avait tant plu à Esther lors de sa visite avec sa mère et son cousin.

   Le lendemain, le travail reprenant ses droits, obligeait Thibaut à remonter à Paris. Esther ne pouvait qu'en faire autant. Ils durent donc quitter ce paradis et reprendre le train en se promettant de recommencer à chaque occasion.

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13 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°6/14)

Rappel des faits antérieurs : Esther et Suzanne obtiennent de Grégoire d'acheter un terrain à Hossegor pour y construire une villa.

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   Le jour du rendez-vous, Esther, Suzanne et Marc se présentèrent au cabinet de Monsieur Lagrange. Ils furent reçus par Thibaut qui avait persuadé son patron de lui laisser cette affaire. Il ne voulait pas rater une seule occasion de rencontrer Esther. Il vit tout de suite que Marc Bellot n'était là qu'en tant que chaperon. Ce n'était pas lui qui payait, ni qui choisissait l'emplacement du terrain, ni le type de maison. Thibaut prit alors le parti de ne s'adresser qu'aux femmes. En fait, il ne parlait qu'à Suzanne, ce qui lui évitait de croiser le regard d'Esther. Il avait trop de mal à se concentrer sur la présentation de son cabinet et trop envie de se jeter dans les bras de la jeune femme.

   Il montra quelques plans de villas en cours de réalisation, démontra le sérieux de l'entreprise, mit en avant le talent de l'équipe de collaborateurs. Mais, avant de faire quelque choix que ce soit, il était indispensable qu'ils aillent sur place voir à quoi ressemblait vraiment l'endroit. Le train s'arrêtait à Hossegor depuis peu, il était donc facile de s'y rendre. C'est ce qu'ils firent le mois suivant, c'est-à-dire début juillet 1923.

   Depuis le début du siècle, la région était fréquentée pour y passer quelques jours de détente ; quelques hôtels s'étaient montés au bord du lac. Les futurs propriétaires s'installèrent à l'Hôtel de la Côte d'Argent, chez Julien Navère, qui avait été passeur jusqu'en 1913, quand on avait construit un pont de bois, pour traverser le canal reliant le lac à la mer. Augustine, sa femme, y faisait une merveilleuse cuisine régionale à base de fruits de mer. Les parcs à huîtres qui emplissaient le lac, permettaient de faire une vraie cure de ces coquillages. L'hôtel était rustique et rudimentaire, mais les autres hôtels n'étaient pas beaucoup mieux.

   En effet, comme disait justement Grégoire, il n'y avait rien. C'était le bout du monde, sauvage et peu peuplé, la campagne, les arbres, le lac dont les couleurs changeantes au cours de la journée, étaient toujours admirables. Les activités des habitants n'étaient nullement tournées vers la mer. Il s'agissait essentiellement d'agriculture, d'élevage et d'exploitation de la forêt.

   Quand ils arrivèrent, accompagnés de Thibaut Lamécourt qui connaissait le coin comme sa poche, ils ne virent pas l'océan. Il l'entendirent. Du bord du lac, on ne voyait que les pins, on ne pouvait imaginer que l'on était au bord de la mer, invisible et lointaine. Mais le bruit que faisaient les vagues était impressionnant, voire inquiétant. Ils n'imaginaient pas à quoi cela pouvait bien ressembler.

   Thibaut promit de les y emmener dès le lendemain. Le temps de ce début d'été était clément, le vent modéré et la chaleur encore supportable. Dès le matin, après un petit déjeuner copieux, Thibaut emprunta la voiture à cheval de Julien Navère pour emmener ses clients voir enfin l'océan. Ils longèrent le lac par la route qui reliait Hossegor à Soorts et, au carrefour, prirent à droite vers le pont de bois enjambant le canal. Ils entrèrent alors dans la forêt de pins qui recouvrait quasiment toute la bande de terre située entre le lac et l'océan. Arrivés au bout, ils ne virent pas encore la mer, bien que le bruit qu'elle faisait soit presque assourdissant. Une grande dune ombragée la surplombait, la cachant à la vue de ceux qui ne l'avaient pas encore escaladée.

   Ils laissèrent la voiture et gravirent la dune à pied, dans le sable et les aiguilles de pins. Une fois au sommet, chacun fut pétrifié par la beauté de ce paysage sauvage et extraordinaire. La plage de sable fin s'étendait de chaque côté à perte de vue. En face d'eux, l'océan venait briser des rouleaux de quatre à cinq mètres de hauteur sur le sable, dans un vacarme effrayant. Le ciel bleu se reflétait dans la mer qui prenait, par endroits, des couleurs turquoise. Le soleil étincelant délimitait sur la mer un grand espace miroitant, qui renvoyait dans toutes les directions des rayons aveuglants ; il s'adoucissait en traversant les pins, dessinant sur le sol de multiples ombres chinoises.

   Pendant un long moment, le souffle coupé, Suzanne, Esther et Marc Bellot se tinrent immobiles et silencieux, contemplant ce spectacle unique qu'ils n'avaient encore jamais vu. Thibaut, qui ne quittait pas Esther des yeux, n'osa rompre ce silence. Il s'approcha d'elle doucement et glissa la main sous son bras droit. Elle ne réagit pas tout de suite, puis, imperceptiblement, elle approcha sa main gauche et prit la sienne. Puis enfin, elle tourna son visage vers celui de Thibaut. Ils se regardèrent longuement dans les yeux, très près l'un de l'autre et serrèrent leurs mains en emmêlant leurs doigts.

   Au bout d'un long moment, chacun reprit ses esprits.

¾    Mon Dieu ! Que c'est beau ! s'exclama enfin Suzanne, sous le charme.

¾    Oui, c'est vraiment fabuleux, renchérit Marc Bellot. J'avais déjà vu la mer, mais jamais aussi violente. C'est magnifique.

¾    Je crois que nous allons nous plaire ici, décréta Suzanne en regardant du côté de Thibaut.

   Elle vit alors le spectacle des deux jeunes gens l'un contre l'autre. Se reprenant d'une seconde d'étonnement, elle leur sourit et demanda à Thibaut de leur faire voir les parcelles à vendre. Le jeune homme se sentit gêné d'avoir été surpris et se demanda la réaction que cela allait provoquer. Il fut soudain inquiet que son geste ne compromette toute l'affaire.

¾    Voulez-vous de ce côté-ci du pont ou de l'autre ? demanda-t-il, empressé, reprenant son ton professionnel, après avoir précipitamment lâché le bras d'Esther.

¾    De ce côté-ci, le plus près possible de cette mer terrible et merveilleuse, décida la future propriétaire. Tu n'es pas de mon avis, ma chérie ? demanda-t-elle en s'adressant à sa fille.

¾    Mais si, bien sûr, Maman, dit-elle sans avoir d'idée précise, le cœur chaviré par le geste de Thibaut.

¾    Bien, alors, allons voir l'endroit idéal, ordonna Suzanne en redescendant la dune.

   Le petit groupe remonta en voiture et Thibaut les amena rapidement vers un coin de la forêt où des balises rouges et jaunes avaient été plantées entre les arbres. Elles délimitaient de grands terrains prêts à être vendus et construits. Il n'y avait encore ni eau courante ni électricité, mais l'architecte promit que tout serait installé en même temps que se ferait la construction de la maison. Des chemins de sable, préfigurant les rues, avaient été tracés et débarrassés des arbres. Suzanne et Esther, s'arrêtèrent devant une parcelle portant le numéro un, d'un lotissement qui en comportait dix, à peu près à égale distance de la mer et du lac. À cet endroit, plusieurs chemins formaient comme un carrefour, qui deviendrait une placette. Ce lot plut aux femmes qui se l'approprièrent immédiatement.

   Maintenant que le choix de l'emplacement était fait, il fallait acheter officiellement le terrain. Thibaut Lamécourt emmena alors le petit groupe chez Alfred Eluère, président de la toute nouvelle Société Immobilière Artistique d'Hossegor, propriétaire des terrains depuis le début de l'opération. C'était avec lui qu'ils devraient discuter le prix. En son absence, ils furent reçus par Frédéric Lesage, son adjoint. Marc Bellot entra alors en scène.

   Le prix proposé à Marc Bellot était celui des promoteurs. Il ne se priva pas de marchander et obtint une réduction substantielle. Il ne s'en tirait pas trop mal. Le montant de cette affaire pouvait laisser entrevoir une assez belle réalisation. Même en comptant tout l'aménagement intérieur, et après un rapide calcul, Marc conclut que le budget alloué par Grégoire était suffisant. Les femmes étaient heureuses.

   L'architecte ayant à faire à Paris, fut obligé, à son grand regret, d'abandonner ses si précieux clients et repartit dès le lendemain matin. Esther l'accompagna jusqu'à la gare et, sur le quai, en attendant le train, ils se blottirent l'un contre l'autre et, enfin, se donnèrent un long et langoureux baiser. Ils ne se séparèrent qu'à l'arrivée du train et ne se quittèrent pas des yeux jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus s'apercevoir. Esther rentra à l'hôtel, le cœur battant.

  Le trio décida de rester encore quelques jours pour visiter la région. Ils virent le petit port de Capbreton, juste au bout du canal ; puis ils allèrent à Bayonne et poussèrent même jusqu'à Biarritz. Les femmes se sentaient bien dans ce pays où tout leur était inconnu et surprenant. Elles furent charmées par les paysages verts et accidentés, la campagne bucolique, la nourriture exquise et inhabituelle, les costumes des villageois et l'élégance des plages de Biarritz. Le petit groupe ne se pressa pas de rentrer.

   Quand ils revinrent enfin avenue Montaigne, les femmes ne tarirent pas d'éloges sur leur séjour. Grégoire, qui n'avait aucune idée de l'endroit, les crut sur parole et se satisfit de leur enthousiasme.

¾    Bon, vous êtes heureuses ? Alors tant mieux. Je ne pense pas que j'aurai le temps d'y aller souvent, alors autant que cela vous plaise à vous, n'est-ce pas ? déclara-t-il.

¾    Oh ! Mon ami, j'espère que vous viendrez tout de même. Quand vous aurez vu ce pays, vous ne voudrez plus le quitter, je vous assure, répliqua Suzanne.

¾    Pour le moment, nous n'y sommes pas. Sait-on seulement quand cette maison sera construite ?

¾    Il faut d'abord que les plans soient faits et approuvés par nous, dit Esther qui s'était intéressée de près à l'affaire.

¾    Bon, nous verrons cela l'année prochaine, alors.

¾    Oui, je pense que c'est à peu près le temps qu'il faut, dit Suzanne qui en avait vaguement discuté avec Thibaut.

¾    Et ce Thibaut… comment déjà ? Lamécourt, c'est ça ? Qu'en pensez-vous ? demanda Grégoire.

¾    Il est charmant, déclara Suzanne à la place de sa fille, qui n'osait pas dire ce qu'elle en pensait, de peur de se trahir.

¾    Je ne vous demande pas s'il est charmant, ce qui m'est bien égal. Je vous demande s'il est compétent et s'il va vous faire une maison qui tiendra debout, dit Grégoire d'un ton cassant, toujours terre-à-terre.

¾    Mais voyons, mon ami, je n'en sais rien. Il semble connaître son affaire, c'est évident, maintenant, je ne puis vous en dire plus. Son patron, Monsieur Lagrange, semble être expérimenté et Monsieur Lamécourt nous a montré les premières maisons qu'ils ont construites, elles sont vraiment très jolies et très originales, vous pouvez me croire.

¾    Bon, bon, tant mieux. Il n'y a plus qu'à voir ce qu'ils vont vous proposer, conclut Grégoire d'un air un peu bougon.

   Fin-juillet, Frédéric Lesage envoya un courrier avenue Montaigne pour faire part du rendez-vous fixé chez le notaire de St-Vincent de Tyrosse, pour la signature définitive de l'acquisition du terrain. L'argent alloué par Grégoire ayant été versé sur le compte personnel de Suzanne, il lui suffit de faire une lettre lui donnant tout pouvoir pour signer en ses lieu et place, pour qu'elle puisse régler cette affaire toute seule. Toujours accompagnée de son cousin Marc, elle se rendit chez ce notaire et tous les documents furent signés rapidement. Sachant qu'elle ne verrait pas Thibaut Lamécourt, Esther laissa sa mère s'y rendre seule. Marc Bellot, qui avait toujours été un peu amoureux de sa cousine, fut ravi de ce petit tête-à-tête familial et affectueux.

   Thibaut Lamécourt n'avait pas attendu pour commencer à étudier des plans pour cette maison. Début août, il fixa un rendez-vous à Suzanne pour une première présentation. De nouveau, elle fit appel à Marc Bellot. Cette fois, Esther était prête à accompagner sa mère au cabinet d'architecture.

   Thibaut les accueillit avec politesse et professionnalisme. Les deux amoureux firent semblant de rien et se comportèrent de manière neutre, tels client et fournisseur.

¾    Alors voilà le projet que j'ai conçu pour vous et qu'a approuvé Monsieur Lagrange, dit Thibaut en déroulant les plans et les dessins des façades.

¾    Mais c'est magnifique ! s'exclama Suzanne.

¾    Alors voilà, je vous montre d'abord les plans intérieurs, commença Thibaut. Pour vos domestiques, j'ai prévu leur logement en sous-sol, avec des impostes pour l'air et la lumière, ce qui surélève le rez-de-chaussée. Nous avons donc ici, deux grandes chambres, une à chaque bout de la maison. Au milieu, une cave et un débarras, ainsi que des toilettes et des lavabos. On descend au sous-sol par un escalier extérieur situé à l'arrière de la maison, dont les plus grandes ouvertures se feront vers la mer.

¾    Bon, très bien, acquiesçaient les femmes qui ne comprenaient pas très bien ce qui leur était présenté, ne sachant lire un plan d'architecte.

¾    Alors, maintenant, voici le plan du rez-de-chaussée. Nous entrons pas la façade nord, les fenêtres étant tournées vers l'ouest. Dans l'entrée, il y aura l'escalier pour monter au premier…

¾    Pas trop d'étages, supplia Suzanne.

¾    Non, non, c'est le seul, rassurez-vous, continua Thibaut. À droite, nous avons la cuisine et en face, une grande salle à manger qui occupe tout le milieu de la maison avec une grande avancée. Dans le prolongement, séparé par une baie, nous avons un salon, pourvu d'une cheminée. Toutes ces pièces donneront, par de grandes baies vitrées, sur une terrasse avec un escalier à chaque coin, permettant de rejoindre le jardin.

¾    Cela semble vraiment très bien, approuva la nouvelle propriétaire, heureuse de ces explications.

¾    Voici à présent l'étage. Le palier est constitué d'une sorte de balcon autour de l'entrée, desservant la salle de bains et les toilettes, puis un couloir donnant accès à quatre chambres, dont deux grandes, au milieu, pourvues d'un balcon donnant sur la mer. À cette hauteur, vous devriez la voir par-dessus la dune, à travers les pins. Vous pourrez bénéficier, depuis ce balcon, des plus beaux couchers de soleil.

¾    Tout cela est parfait, mais l'extérieur me semble aussi très réussi, remarqua Suzanne en jetant un coup d'œil sur les autres planches.

¾    Alors, l'extérieur sera dans le style basco-landais créé par Monsieur Godebarge et auquel nous souscrivons, commença Thibaut avec fierté. Le rez-de-chaussée sera en crépi blanc et l'étage avec colombages bleus, emplis de petites tomettes rouge-orangé, placées en chevrons. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous avons prévu d'intégrer au fronton, un bas-relief en pierre que nous ferons sculpter par Monsieur Lucien Danglade, avec qui nous travaillons régulièrement sur ces projets. Vous verrez, il fait de très belles sculptures, très modernes et qui s'accordent très bien avec ce nouveau style. Comme vous pouvez le remarquer, l'avancée du rez-de-chaussée, est rattrapée par deux encorbellements, unissant la façade de l'étage. Cela lui donne un nouveau rythme.

¾    Mais c'est très intéressant, s'exclama Suzanne. Qu'en pensez-vous, tous les deux ?

¾    Si cela te plaît, dit Marc Bellot à sa cousine, c'est toi la plus intéressée. Pour ma part, je trouve ça plutôt réussi, quoiqu'un peu moderne pour mon goût.

¾    Et toi, Esther, dis quelque chose, supplia Suzanne.

¾    Mais, Maman, je trouve ça merveilleux, tout simplement merveilleux, dit-elle comme si elle était sur un nuage, plus intéressée par le discours de Thibaut dont elle buvait littéralement les paroles, que par les plans de la maison.

¾    Mon cher, commença Suzanne en s'adressant à l'architecte, nous allons vous donner notre accord pour la réalisation d'un tel chef-d'œuvre. Vous nous donnez la marche à suivre et vous n'aurez plus qu'à œuvrer.

¾    Eh bien ! Madame, vous n'avez qu'à signer là, en bas à droite des plans, en précisant "bon pour accord". Ensuite, vous serez aimable de nous donner vingt pour cent de la somme prévue et nous pourrons commencer les travaux, dit Thibaut, l'air satisfait. Si vous y avez déjà réfléchi, il serait bon de me communiquer le nom que vous voulez donner à cette villa, précisa encore Thibaut, ainsi elle sera identifiée. Y avez-vous songé ?

¾    Je dois avouer que non, mais… je ne sais pas… il me semble que… voyons… réfléchit Suzanne à haute voix.

¾    Les Pins, nous devrions l'appeler Les Pins, dit soudain Esther. Cela ne vous semble pas évident ?

¾    Mais oui, bien sûr, Les Pins, approuva Suzanne, c'est très bien.

¾    Vous ne pouviez pas trouver mieux, acquiesça Thibaut avec un peu d'obséquiosité. Je le note immédiatement.

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Les romans de Melwija
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