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Les romans de Melwija
17 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°8/14)

Rappel des faits antérieurs : Les amours de Thibaut et Esther avant la construction de la villa Les Pins à Hossegor.



   L'automne était sur le point d'arriver. Les chantiers devaient être avancés le plus possible, car ils seraient interrompus pendant l'hiver. Celui de la villa Les Pins avait commencé fin août. Thibaut avait fait mettre les bouchées doubles aux ouvriers pour qu'elle soit hors d'eau avant novembre, moment de l'arrêt provisoire des travaux.

   À la mi-septembre, il avait fait venir Esther. La maison en était encore aux fondations. Mais le temps s'était mis à une sorte d'été indien qui rendait l'atmosphère particulièrement agréable. Le soleil brillait toute la journée mais n'imposait plus la forte chaleur du mois d'août. Une légère brise de mer balayait les pins et se faisait sentir jusqu'aux bords du lac. Elle était douce et tiède. L'eau avait gardé la température élevée qu'elle avait acquise au plus fort de l'été.

   Thibaut voulait profiter de ce qui restait de la belle saison, avec l'amour de sa vie. Les marées d'équinoxe rendaient l'océan particulièrement redoutable. Mais le lac était serein et offrait à qui savait l'apprécier, ses rives sablonneuses en guise de plages. Les deux amoureux se donnaient à cœur joie de s'y reposer et de se baigner dans ces eaux calmes et salées, malgré le courant des marées. Ils s'amusaient à faire la planche et à se laisser descendre sur quelques dizaines de mètres, sans faire un mouvement, uniquement mus par le courant. Ils avaient du mal, ensuite, pour le remonter, s'ils voulaient rejoindre leur point de départ à la nage, tant il était violent. Ils préféraient sortir et revenir à pied sur le sable. Ils riaient beaucoup, chahutaient dans l'eau comme s'ils étaient des enfants, libres et heureux. Ils n'arrêtaient pas de se faire des serments d'amour, se jurant qu'ils s'aimeraient le restant de leurs jours et qu'ils ne pourraient aimer personne d'autre. Cela les rassurait et semblait fortifier leur union. Ils ne pensaient pas à demain, ni à un éventuel mariage, ni à des enfants, ni aux différences sociales, ni à certains interdits familiaux. Ils vivaient comme s'ils étaient seuls sur une île déserte, profitant l'un de l'autre sans modération, sans tabous, dans une intimité si pure, si profonde, si parfaite.

   Au mois d'octobre, Thibaut dut rester trois semaines d'affilée sur place, tant il avait de chantiers à superviser afin de s'assurer des bonnes conditions de leur arrêt momentané. Il aurait bien aimé qu'Esther reste avec lui tout ce temps. Malheureusement, cela aurait semblé trop suspect à Grégoire. Elle vint trois jours à la fin du mois, prétendant qu'il y avait un petit problème à résoudre et que Thibaut voulait son avis.

   L'été indien était bel et bien terminé. Le temps était froid et venteux. L'océan était gris et agité. Esther avait beau porter un manteau de fourrure avec une capuche et un foulard d'étamine de laine autour du cou, elle grelottait, debout, en haut de la dune, le vent froid et violent en pleine face. Elle ne put rester longtemps à contempler les vagues furieuses tant l'endroit était intenable. Elle se rendit compte que, près de la maison, toujours en construction, le vent était plus supportable, mais le sable volait et la dune semblait se déplacer vers l'intérieur.

   Thibaut la rassura en lui indiquant qu'une digue et une promenade étaient prévues pour aménager cette dune et la fixer une fois pour toutes. Seuls les abords du lac étaient agréables par ce temps. Les plages de sable fin y étaient paisibles, bien que glaciales et humides. Le vent se faisait surtout entendre dans les arbres et semblait se morceler au contact de cette verdure persistante. Aucune feuille morte ne jonchait le sol, aucune branche n'était nue. Le paysage semblait figé dans un éternel été.

   En novembre, Thibaut eut encore à faire un dernier déplacement avant l'hiver. Esther et lui se retrouvèrent, une fois de plus, à la gare. Ils relouèrent la même chambre à l'hôtel La Bonbonnière où ils avaient maintenant leurs habitudes. Esther prenait soin de payer la chambre et sa part de repas, afin de ne pas intriguer son père, au cas où il vérifierait ses comptes.

   Grégoire commençait d'ailleurs, à se demander la raison de tous ces déplacements. Il lui posa la question franchement.

¾    Dis-moi, Esther, que vas-tu faire exactement à Hossegor, chaque fois que tu y vas ?

¾    Eh bien !… heu… je supervise, dit-elle, un peu embarrassée.

¾    Mais tu supervises quoi ?

¾    Eh bien !… heu…  la maison…

¾    Où en est-elle, cette maison ?

¾    Elle monte, elle monte…

¾    C'est tout ce que tu as à me dire.

¾    Que voulez-vous que je vous dise, Père, vous savez, je ne suis pas technicienne. Je donne juste mon avis objectif et je constate que la construction avance. Voilà tout.

¾    Et tu as besoin d'y aller à chaque fois pour cela ?

¾    Il faut bien que je voie les détails sur place si je veux donner mon avis, affirma-elle, mais, vous ne savez pas comme cette région est attachante et comme on a plaisir à s'y rendre, avoua-t-elle avec un large sourire.

¾    Tu n'irais pas là-bas juste pour être seule avec Monsieur Lamécourt et le rencontrer en cachette, par hasard ? dit enfin Grégoire que la question tarabustait déjà depuis quelque temps.

¾    Mais, Père, c'est notre architecte, il est normal qu'il soit là, dit Esther apparemment innocente et tremblant de peur au fond d'elle-même.

¾    Oui, mais tu es seule avec lui et c'est un beau jeune homme, remarqua Grégoire.

¾    Justement, il est trop jeune pour moi, vous le savez bien, en profita Esther. Vous aurait-on rapporté des mensonges ? s'enquit la jeune femme avec inquiétude.

¾    Non, pas pour le moment. Je trouve seulement curieux que tu aies besoin de te déplacer aussi souvent pour une construction qui a pourtant l'air de se dérouler sans accrocs, alors comme je ne suis pas né de la dernière pluie, je me pose des questions, fit Grégoire sur un ton pour une fois très calme.

¾    Je comprends, Père, c'est très normal. Ne vous inquiétez pas, tout va bien, rassura Esther.

¾    Très bien, très bien. Quand cette maison doit-elle être terminée ?

¾    Pas avant le printemps, maintenant. L'hiver, les chantiers sont interrompus. Ils ne reprendront qu'en mars.

¾    Bon, alors, tu n'auras pas l'occasion d'aller à Hossegor cet hiver, fit remarquer Grégoire, montrant ainsi à sa fille qu'il l'avait à l'œil.

¾    Non, en effet, Père, je n'irai pas, assura-t-elle à regret.

   À l'issu de cette conversation, Esther retourna dans sa chambre et fut très ennuyée de la situation. Elle n'était pas sûre d'avoir été trahie, mais en tout cas, son père se méfiait et elle sentait qu'elle devrait passer l'hiver séparée de Thibaut. Cette idée lui était insupportable. Elle s'installa à son bureau et prit du papier pour lui écrire. Elle lui expliqua la situation, lui rapporta l'entretien qu'elle venait d'avoir avec son père et lui fit part de son inquiétude à propos de ses soupçons. Il fallait qu'ils trouvent une solution, car il n'allait plus être possible d'aller à Hossegor de tout l'hiver. Au moment où elle écrivait ces lignes à Thibaut, dans l'angoisse d'être découverte, il lui vint une idée. Et si elle emmenait sa mère ? Elle était sûre qu'elle savait tout et fermait les yeux. Elle glissa la lettre qu'elle venait d'écrire, dans son sous-mains et alla au salon où Suzanne lisait près du feu déjà allumé, en cette fin novembre.

¾    Père est parti ? demanda la jeune femme.

¾    Oui, ma chérie, tu voulais le voir ?

¾    Non, au contraire, c'est pour savoir si je peux vous parler.

¾    Mais bien sûr, je t'écoute.

¾    Voilà, il m'a posé des questions après le déjeuner. Il s'étonne que j'aille si souvent à Hossegor.

¾    Il est vrai qu'on peut s'en étonner. Mais c'est pour retrouver Thibaut Lamécourt, n'est-ce pas ?

¾    Ah ! Maman, vous êtes bien la meilleure des mamans ! s'exclama Esther en embrassant sa mère. Vous savez donc.

¾    Oui, je crois avoir compris. J'ai vu vos regards. Je sais ce qu'il en est.

¾    Et vous n'avez rien dit ? s'étonna Esther.

¾    À qui veux-tu que je le dise ? À ton père ? dit Suzanne en manière de dérision.

¾    Non, bien sûr, mais vous ne m'avez fait aucun reproche.

¾    Pourquoi en aurais-je fait ? Es-tu encore une petite fille à réprimander quand elle fait une sottise ? Moi, je considère que tu es libre de tes mouvements. Tu habites ici, c'est une chose avec laquelle je ne suis d'ailleurs pas d'accord. Je suis ravie que tu sois avec nous, mais je pense que ce n'est pas ta place. À ton âge, tu devrais avoir ta vie à toi, et voir qui bon te semble quand bon te semble. J'étais opposée à la vente de l'appartement que tu habitais avec Simon. Tu serais là-bas, tu pourrais recevoir qui tu veux sans avoir à en rendre compte à quiconque. Enfin, ton père a tellement insisté, tonné, décidé, que cette fois-là, je n'ai rien pu faire. Il était sous le choc de la disparition de ton mari, rien d'autre n'était plus important. J'ai dû accepter de te voir revenir ici, comme une petite fille. Si j'en suis ravie pour moi, j'en suis désolée pour toi.

¾    Que vous êtes bonne, Maman ! s'exclama Esther avec tendresse. Heureusement que nous vous avons, Brice et moi. Tout ce que vous dites est vrai. J'ai quand même vingt-neuf ans et je vis comme si j'en avais quinze. Je n'aurai sans doute jamais d'enfant, maintenant, constata-t-elle avec tristesse.

¾    J'en ai bien peur, en effet sauf si tu te cherches un mari dès maintenant, dit Suzanne avec un petit sourire.

¾    C'est difficile. J'aime Thibaut, tout en sachant que notre amour est une impasse. Il m'a fait tellement de bien, après toutes ces années difficiles après la mort de Simon. Je me sens si heureuse. J'ai l'impression d'être redevenue une jeune fille, gaie et amoureuse. C'est si bon d'être aimée. Quel dommage qu'il soit si jeune et si pauvre ! s'exclama Esther, les larmes au bord des yeux.

¾    Allons, ma chérie, essaya de consoler Suzanne, ne pleure pas, je t'en prie. Je te comprends, je sais ce que tu ressens, mais tu le savais quand tu t'es embarquée dans cette aventure, n'est-ce pas ? Tu n'as écouté que tes sentiments. Tu as bien fait, mais à présent, tu vas forcément souffrir, ma pauvre petite.

¾    Je ne sais pas ce que je vais devenir, gémit Esther.

¾    N'essaie pas de faire trop de plans à l'avance, vis au jour le jour. Profite de chaque moment heureux et ne demande pas ton reste. Tu verras comment les choses tournent, tenta de conseiller la mère, attristée de la douleur de sa fille.

¾    Nous n'allons pas pouvoir nous voir de tout l'hiver, vous rendez-vous compte ? J'ai commencé à lui écrire une lettre pour lui dire que nous ne pouvions plus nous rencontrer, mais je n'ai pas le courage de l'envoyer. Alors j'ai pensé… au moins une fois dans l'hiver… ne pourriez-vous pas venir avec moi à Hossegor ?…

¾    Je te vois venir, ma chérie. J'y ai pensé aussi. Mais il faudra trouver un prétexte valable pour ton père.

¾    Eh bien ! Heu… nous pourrions lui dire que nous allons toutes les deux voir si la vie à Hossegor l'hiver est aussi agréable que l'été, par exemple.

¾    C'est un peu léger, je pense. Je doute qu'il prenne ce prétexte au sérieux. Je peux lui dire que j'aimerais changer d'air et prendre des vacances. C'est aussi un argument.

¾    Nous n'avons qu'à lui dire que nous allons prendre l'air à Biarritz, suggéra Esther soudain enthousiaste.

¾    Ecoute, nous allons y penser.

¾    Mais il ne faudrait pas qu'il nous mette votre cousin, Marc Bellot, dans nos pattes.

¾    Oui, il faudra que je m'en débarrasse. Je vais voir avec mon médecin, s'il ne pourrait pas me prescrire un petit séjour dans le sud-ouest, dit Suzanne avec malice.

¾    Oh ! Ma chère Maman, vous êtes décidément merveilleuse, s'écria Esther en se précipitant au cou de sa mère.

   Esther jeta sa lettre à Thibaut et recommença. Elle lui suggérait au contraire de prendre une semaine de vacances vers le mois de janvier 1924. Elle lui indiquait que, sans doute, elle irait avec sa mère à Biarritz et qu'ils pourraient facilement s'y retrouver. Elle l'informait également de la position de Suzanne à leur égard. Elle lui demandait de ne pas répondre à ce courrier, mais de l'appeler dans les heures creuses de la journée, comme il faisait d'habitude.

   Les fêtes de fin d'année se déroulèrent comme à l'accoutumée, dans la tradition. Suzanne attendait qu'elles soient passées pour aller se plaindre à son médecin qu'elle était fatiguée et avait besoin de repos. Thibaut avait appelé Esther pour l'informer qu'il avait obtenu de son patron un congé de dix jours à compter du 10 janvier. Ils tombèrent d'accord qu'ils ne descendraient pas à Hossegor, les hôtels étant encore trop rudimentaires pour assurer un confort maximum au cœur de l'hiver. Il décidèrent d'aller à Biarritz. Au moins, cet endroit  était un lieu de villégiature reconnu par le corps médical pour y respirer le bon air.

   Trois jours après le réveillon du Jour de l'An, Suzanne prétexta auprès de Grégoire qu'elle ne se sentait pas très bien, qu'elle était lasse et souffrait de migraines. Il lui conseilla immédiatement de consulter. Dès son retour de chez le médecin, elle lui annonça qu'il lui avait recommandé un séjour à Biarritz, de la longueur qui lui plairait. Grégoire ayant foi en la médecine, ne trouva rien à redire à cette décision. Mais il ne voulait pas qu'elle parte seule. Il lui donna à choisir entre la compagnie de Marc Bellot et celle de sa fille Esther. Le choix fut vite fait.

   Aussitôt, Suzanne téléphona à l'Hôtel du Palais, à Biarritz, pour réserver deux chambres, de préférence communicantes, pour elle et sa fille. Cet hôtel, ancienne résidence commandée par Napoléon III pour son épouse Eugénie, avait été reconstruit en 1905 après un incendie, et les architectes en avaient profité pour moderniser et agrandir le bâtiment. L'hôtel était alors le plus luxueux de la côte basque et les deux femmes étaient sûres d'y passer un séjour agréable. Malheureusement, le tarif était beaucoup trop élevé pour Thibaut. Il prit donc une petite chambre dans un hôtel beaucoup plus modeste de la ville, presque dans l'arrière pays. Cela lui importait peu, du moment qu'il pouvait passer ses journées, et peut-être quelques nuits, auprès de sa bien-aimée.

   Suzanne avait fait attention à tout et avait obligé Thibaut à partir un jour après elles pour que Grégoire, accompagnant ces dames à la gare, ne tombe pas sur lui et ne recommence à se faire des idées.

   Grégoire gobait tout sans sourciller mais Suzanne n'avait pas l'impression de le tromper par ces mensonges et ces manigances. Elle voulait seulement, mais à tout prix, le bonheur de sa fille et elle était bien décidée à le protéger coûte que coûte. Puisque Grégoire était méfiant et soupçonneux, avait des principes désuets et tenait sa fille en laisse alors qu'elle était largement adulte, elle le rendait responsable de ses agissements ; elle se sentait obligée, par l'intransigeance de son mari, de le contourner pour arriver à ses fins. Elle pensait que sa fille n'était pas en faute et avait bien le droit d'être enfin heureuse.

   Pendant leur séjour à Biarritz, Esther et Thibaut passèrent bien entendu le plus clair de leurs journées ensemble. Le temps était généralement beau et glacial. On apercevait, vers l'est, les pics pyrénéens enneigés, qui se détachaient sur le bleu acier du ciel, apportant un air froid et sec. À l'ouest, la mer avait une couleur bleu-vert et les vagues venaient s'échouer doucement sur la grande plage qui s'étendait devant l'hôtel. Elles laissaient échapper de l'écume, en se brisant sur les rochers qui encadraient la plage.

   Thibaut avait loué une voiture pour se déplacer plus facilement. Ils purent ainsi faire un aller et retour jusqu'à Hossegor. Quand les amoureux y arrivèrent, le temps était très différent. La région était recouverte d'une brume épaisse et givrante. Le lac était gris et semblait fumer ; on ne voyait pas la berge d'en face. Ils constatèrent qu'ils avaient bien fait de ne pas chercher à s'installer là, aucun hôtel n'était ouvert et personne ne sillonnait les rues encore ensablées de la ville. Les quelques résidents permanents restaient chez soi en attendant des jours meilleurs.

   Thibaut et Esther allèrent tout de même voir si l'océan était différent à Hossegor ; et c'était le cas. Il était toujours aussi magnifique et terrifiant. Contrairement au calme de Biarritz, les rouleaux étaient ici, toujours aussi énormes et se jetaient sur la plage dans un fracas assourdissant. Pas un autre bruit n'existait au milieu de ces pins auxquels les lambeaux de brume s'accrochaient, formant ici ou là de petits nuages qui semblaient se faufiler entre les troncs d'arbres.

   Ils ne restèrent pas longtemps devant la mer, le froid mordant étant difficile à supporter. Ils allèrent voir la villa Les Pins, pour la contempler encore une fois. Elle était hors d'eau, c'était le minimum pour passer la mauvaise saison. Malgré le temps désastreux, Esther ne regretta pas l'acquisition et se voyait déjà au coin du feu de son salon, à écouter la mer se fracasser sur la plage. Ils remontèrent rapidement en voiture, pour s'abriter de cette brume glaciale qui tombait en minuscules gouttelettes givrantes. À l'abri, ils restèrent là, à se regarder, se caresser et s'embrasser. N'y tenant plus, ils finirent par faire l'amour, allongés comme ils pouvaient sur la banquette, ne ressentant pas l'inconfort de la situation, toute leur attention uniquement portée l'un vers l'autre, heureux et amoureux.

   Suzanne demanda aussi à aller voir la maison d'Hossegor ; elle pourrait ainsi donner son avis à son mari, sans hésitation, et corroborer les précédents dires d'Esther. Et puis elle était très curieuse de voir à quoi ressemblait cette villa, si jolie sur le papier.

   Quand ils y retournèrent, le temps s'était remis au beau. Quelques petits nuages blancs passaient haut dans le ciel, et le vent, qui s'était levé, avait chassé toute la brume grise qui rendait le lac immobile et glacé. Le vent étant assez fort, l'océan était déchaîné. Les rouleaux gigantesques se succédaient à un rythme effréné. Toute la surface de la mer était blanche et l'écume formait une crête au sommet des vagues, s'échappant au moment où la déferlante retombait. Suzanne, subjuguée, regardait ce magnifique spectacle avec ébahissement et inquiétude, se demandant si la maison n'était pas trop près de ce monstre. Mais elle se rendit compte que rien ne pouvait laisser à penser que la mer allait escalader la dune derrière laquelle elle se sentait malgré tout en sécurité.

   Elle admira la maison qui était encore plus belle en réalité que sur le papier. Elle entra même à l'intérieur et commença à imaginer la décoration, l'emplacement des meubles, les coloris, les bibelots, les coussins, les tableaux. Elle se voyait déjà recevoir des amis. Elle distribua les chambres : elle et Grégoire prendraient la première des deux donnant sur le balcon en façade ; elle garderait la deuxième, pour les amis. Celle du fond serait pour Esther et la petite du bout pour Brice.

   Esther, heureuse comme une petite fille devant son cadeau de Noël, s'étourdissait à virevolter au milieu de ce qui serait la salle à manger. Elle aussi voyait déjà le décor luxueux qu'elle souhaitait y voir réaliser et les fêtes brillantes qu'elle espérait pouvoir y donner.

   Quand ils n'étaient pas à Hossegor, les amoureux se promenaient sur la plage de Biarritz. Ils allèrent aussi faire les magasins à Bayonne et descendirent même jusqu'à St-Jean-de-Luz, qu'ils trouvèrent admirable. Thibaut servait de chauffeur aux deux femmes et s'entendait très bien avec Suzanne qui l'avait pris en amitié. Quand ils ne faisaient pas de promenades, les jeunes gens restaient dans la belle chambre de l'Hôtel du Palais où ils avaient tout le loisir de s'aimer autant qu'ils en avaient envie. Ils apprécièrent ce séjour qu'ils vivaient comme un voyage de noces, laissant libre cours à leurs désirs, ne se privant de rien et surtout pas de caresses, de baisers et de serments d'amour.

   Suzanne, qui pensait à tout, faisait attention que Thibaut ne figure sur aucune note d'hôtel, afin que Grégoire, s'il voulait vérifier les dépenses de sa femme, ne trouve pas une troisième personne invitée à dîner chaque soir, ou pire, au petit-déjeuner. Aussi, Suzanne payait immédiatement le repas de Thibaut en espèces, afin de ne laisser aucune trace.

   Toutes ces ruses de Sioux furent payantes. Suzanne avait octroyé dix jours de pur bonheur à sa fille et Grégoire pouvait dormir tranquille. Personne ne s'aperçut de rien. Elle se dit qu'il fallait en profiter, on ne savait pas de quoi demain serait fait.

   Pour ne pas être surpris par Grégoire, Thibaut rentra à Paris un jour avant les deux femmes. Le lendemain, Esther et Suzanne reprirent leur vie tranquille. La jeune femme sut qu'elle ne reverrait pas son amant avant le mois de mars. Seul, le téléphone restait leur lien, et Thibaut avait promis de l'appeler chaque jour.

   À partir de mars donc, les travaux reprirent et Esther put réitérer ses allées et venues entre Paris et Hossegor pour continuer la "supervision" du chantier. Suzanne n'avait pas tari d'éloges et avait décrit par le menu la villa et les environs. Elle avait aussi parlé des maisons voisines qui commençaient à se construire. Grégoire était rassuré, tout semblait se passer pour le mieux.

   Dès que les chantiers rouvrirent, Esther retourna passer quelques jours avec Thibaut. Le printemps arrivait à grands pas, les oiseaux s'agitaient pour faire leurs nids, les premières fleurs pointaient leur nez un peu partout, les maisons déjà habitées s'ouvraient, la vie reprenait. Thibaut montra à Esther toutes les villas sur le point d'être terminées : "Lou Brouch" au bord du canal, "Rêver, Peindre, Chasser" au pont du Bourret menant à Capbreton, par exemple. Bien d'autres encore étaient en cours de réalisation. Outre la construction du pont de pierre, on commençait aussi à penser au Sporting Casino, au golf et au front de mer, qui allaient donner à Hossegor sa notoriété, principalement parmi la haute société, fortunée, intellectuelle et artiste. Déjà, on commençait à aménager un boulevard sur le sommet de la dune et à y construire des maisons ouvertes sur l'océan.

   Esther et Thibaut adoraient se promener dans tous ces endroits en pleine mutation. Ils admiraient, comparaient, critiquaient les bâtiments, les villas, les aménagements. Esther connaissait maintenant Hossegor comme sa poche et savait aussi qui étaient les propriétaires installés à l'année. Il y en avait de plus en plus, mais beaucoup des villas en construction étaient encore des résidences secondaires.

   Les rendez-vous professionnels de Thibaut ne duraient pas longtemps. Il lui restait des après-midi entières qu'il occupait agréablement avec sa bien-aimée, en longues promenades à pied, le long du lac ou à vélo jusqu'à Capbreton ou même en bateau. Il empruntait l'ancienne barque du passeur, Julien Navère, et descendait le canal jusqu'à l'entrée du petit port de Capbreton. Une fois passée la plage, à gauche, il pouvait remonter soit le Bourret, tout droit, soit le Boudigau, en passant à droite devant le quai du port. Les deux rivières se jetaient dans la mer au même endroit. Elles étaient calmes et sauvages, surtout peuplées de ragondins, de hérons cendrés, de poules d'eau et sûrement de bien d'autres animaux qui n'aimaient pas se montrer. Tout ce petit monde s'activait à ses occupations favorites, animant les cours d'eau dont les embouchures se remplissaient ou se vidaient au gré des marées, qui se faisaient sentir plusieurs kilomètres en amont.

   D'ailleurs, il fallait bien calculer le temps des promenades pour ne pas se trouver avec son bateau pratiquement à sec au milieu de la rivière. Thibaut et Esther n'avaient pas encore cette science et c'est ce qui leur arriva un jour. Emerveillés par le chant des oiseaux et le remue-ménage des ragondins, ils ne s'aperçurent pas que la marée descendait. Ils étaient encore assez loin de l'embouchure et, tout à coup, ils ressentirent un grand choc : le fond de la barque avait touché le sable vaseux du lit de la rivière. Thibaut comprit immédiatement ce qui venait d'arriver. Il ôta ses chaussures et son pantalon et descendit de la barque pour la pousser vers un fond moins haut où il y avait encore assez d'eau, lui permettant de redescendre vers la mer.

   Bien lui prit de se déshabiller car il enfonça dans la vase jusqu'aux genoux. Il eut beaucoup de mal à extirper ses jambes de cette glu et à pousser le bateau sur le côté, où l'eau était plus abondante. Mais une fois qu'il fut remonté dans la barque, celle-ci, alourdie, retoucha le sable. Il redescendit et tâcha de pousser l'embarcation à la main.

   Pour faciliter l'opération, Esther décida, elle aussi, d'alléger l'esquif. Elle ôta ses chaussures et releva sa jupe assez haut pour ne pas la mouiller. Thibaut aurait voulu la porter jusqu'à la rive, mais il était empêtré dans la vase et tenait le bateau. Après quelques difficultés, elle rejoignit la berge et y marcha en même temps que Thibaut descendait la rivière en tirant la barque. Enfin, ils arrivèrent à un endroit où se dessinait un petit chenal qui semblait assez profond. C'était tout ce qui restait de l'écoulement de la rivière qui découvrait à présent de larges plages vaseuses, principalement sur sa rive droite. Thibaut put enfin remonter dans la barque et même, s'étant rapproché de la rive gauche où marchait Esther, la faire remonter aisément.

   Puis, ils rejoignirent le port. Mais, pour les mêmes raisons de marée basse, ils ne purent remonter le canal jusqu'au lac. Ils ne pouvaient repasser sur l'autre rive et rentrer à pied. Ils amarrèrent le bateau au quai, et se promenèrent longtemps, en attendant que la mer remplisse à nouveau le canal. Toute cette aventure les faisait beaucoup rire. Ils étaient trempés et salis, mais joyeux et fous de bonheur. Ils attendirent des heures qu'ils employèrent à marcher le long des plages de l'océan ou à se reposer sur les dunes et se faire tous les serments impossibles à tenir, auxquels on est tellement heureux de croire quand on les fait.

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Les romans de Melwija
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