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Les romans de Melwija
25 novembre 2009

ENTRE LAC ET OCEAN (N°12/14)

Rappel des faits antérieurs : Brice déclare son amour à Gladys Tissot de Courgent. Ils se fiancent et se marient. Ils partent en voyage de noces en Egypte.



   Suzanne était inquiète de la nouvelle situation dans laquelle elle allait se trouver au retour des jeunes mariés. Elle s'en ouvrit à Esther.

¾    Dis-moi franchement, que penses-tu de ta belle sœur ? demanda-t-elle à sa fille.

¾    Je ne sais trop quoi vous dire, Maman.

¾    Tu peux me parler à moi, nous sommes seules. Profites-en, cela ne va pas durer.

¾    Oui, j'en suis bien consciente. Nous ne pouvons la juger, nous ne la connaissons pas encore suffisamment. Mais, dès le départ, j'ai ressenti une appréhension à son égard, une sorte d'antipathie, alors qu'au premier abord, elle paraît être charmante. Je l'ai sentie intéressée et envieuse, capricieuse aussi.

¾    Oui, c'est aussi l'impression qu'elle m'a faite. Je dois lui laisser la direction de la maison, à présent, et cela me fait un peu peur. Nous allons au-devant de moments difficiles, je le crains, dit Suzanne avec lucidité et comme si elle pensait à haute voix.

¾    Il faut absolument que nous décidions d'attribuer un appartement à chacun. Il me semble que, l'hôtel ayant deux étages, il serait bon que nous nous installions, toutes les deux, au deuxième et leur laissions le premier pour eux tout seuls.

¾    Mais c'est beaucoup trop grand pour eux ! s'exclama Suzanne qui recevait mal l'idée de quitter sa chambre conjugale. Que vont-ils faire de cinq chambres ?

¾    S'ils ont des enfants, ce ne sera pas trop grand, ils auront de quoi les loger. Et puis nous, nous pouvons bien nous partager les cinq chambres du dessus. Nous n'avons qu'à nous prendre deux pièces chacune et garder celle du milieu pour nous faire un petit salon pour nous, suggéra Esther s'y voyant déjà.

¾    Et le rez-de-chaussée ?

¾    Eh bien ! Ce sera la partie commune. Nous y prendrons nos repas tous ensembles et nous nous y pavanerons quand il y aura des réceptions, dit Esther en éclatant de rire.

¾    Je vois que tu as pensé à tout. Au fond, ce n'est pas une si mauvaise idée, envisagea Suzanne.

¾    Ecoutez, Maman, je comprends que vous n'ayez pas envie de quitter votre chambre, mais ce n'est pas dans celle de Brice, la plus petite de toute la maison, qu'ils vont pouvoir s'installer, fit remarquer Esther. Il vaut mieux pendre la décision nous-mêmes avant que votre bru ne nous chasse de vos appartements.

¾    Oui, c'est bien possible, tu as raison. Il faut leur octroyer une chambre nuptiale. Il est vrai que celle de ton père et moi est la plus belle. Au fond, vraiment, c'est ce qu'il y a de mieux à faire. Mais cela m'ennuie un peu d'avoir à monter un étage supplémentaire. Tu sais comme je déteste les escaliers.

¾    La cage est assez grande pour y installer un ascenseur. Nous n'avons qu'à le commander, suggéra encore Esther qui, décidément, avait toujours une solution.

¾    Que voilà une excellente idée ! Dans ces conditions, je suis d'accord. Allons dès aujourd'hui commander ces travaux et installons-nous. Il serait bon que tout soit prêt quand ils rentreront, cela évitera les tergiversations, s'enthousiasma Suzanne. Elle ne devrait rien trouver à redire, ajouta-t-elle comme pour se rassurer.

¾    Espérons, avec elle, on ne sait jamais… soupira Esther.

   En effet, tout fut organisé pour que les travaux soient faits rapidement. Dix jours après, tout était terminé. Le déménagement des meubles, l'installation de l'ascenseur, et même un coup de fraîcheur à la peinture des chambres du deuxième qui étaient moins fréquentées que celles du premier ; tout était prêt pour le retour du jeune couple.

   Quand ils rentrèrent, Brice fut un peu contrarié de ces nouveautés.

¾    Qu'est-ce que c'est que ça ? s'étonna-t-il en apercevant l'ascenseur tout neuf. Mais c'est très laid !

¾    Je te concède que cela enlève un peu de dignité à notre hall d'entrée, mais c'est beaucoup plus pratique et moins fatigant pour moi que d'avoir à monter deux étages, expliqua Suzanne.

¾    Monter deux étages ? Mais pourquoi ? s'étonna Brice qui, décidément, ne comprenait rien à ce qui s'était passé pendant son absence.

¾    Oui, nous nous sommes installées au deuxième, ta sœur et moi, et nous vous avons laissé tout le premier pour vous. Pour vous… et… pour les enfants que vous allez sûrement nous faire, n'est-ce pas ? dit Suzanne avec un petit clignement des paupières à l'adresse de sa belle-fille impassible.

¾    Mais, qu'est-ce que c'est que cette organisation ?

¾    Ne t'énerve pas, mon petit, c'est sûrement beaucoup mieux comme cela, rassura la mère.

Pendant cette conversation, Gladys regardait autour d'elle avec le regard de celle qui évalue, qui jauge, qui juge et… qui décide. Dans son regard on pouvait voir les transformations qu'elle imaginait déjà, les critiques qu'elle formulait, encore en secret, sur la décoration ou l'organisation. Elle finit par couper court à la discussion.

¾    Mais, si, Brice, c'est mieux ainsi, nous serons sûrement très bien au premier étage, tout seuls, c'est très gentil à vous d'avoir réorganisé la maison comme cela, dit-elle à Suzanne, avec un large sourire. Allons, faisons monter nos affaires et installons-nous. Fais-moi visiter, Brice, je veux tout voir, je ne connais que les salons.

¾    Oui, tu as raison, d'abord, nous allons commencer par la cuisine, pour faire connaissance avec les domestiques. Tu verras, ils nous sont très dévoués et ils te serviront parfaitement comme ils l'ont toujours fait, vanta Brice, sûr de lui.

¾    Allons-y.

   Gladys passa l'hôtel en revue, de la cave au grenier, ainsi que le jardin d'un bout à l'autre. Elle apprécia l'initiative des femmes d'avoir débarrassé le premier étage. Presque immédiatement, elle commença à donner des ordres aux domestiques, à organiser les journées de chacun, à décider des repas, des réceptions, enfin, à prendre toute sa place.

   Suzanne n'apprécia pas, mais n'en fut guère étonnée. Elle s'attendait à cette attitude de la part de sa belle-fille. Elle se dit seulement qu'elle ne savait pas combien de temps elle supporterait cette situation. Là-haut, dans son deuxième étage, elle se sentait un peu exclue et reléguée. Elle aurait voulu que sa bru la consulte un peu plus souvent, lui demande conseil ou au moins son avis, la fasse participer à ses décisions. Mais non, rien, elle décidait de tout toute seule et mettait tout le monde devant le fait accompli. Elle n'élevait jamais la voix, disait toujours les choses avec un sourire, un peu carnassier il est vrai, et sur un ton sec et cassant qui n'incitait pas à la contestation. Brice laissait faire. Il était très amoureux et prenait pour de la personnalité ce qui n'était que de l'égoïsme et de l'autoritarisme.

   Peu de temps après leur installation, elle décida de changer toute la décoration des salons de réception. Sans ménagement, elle décréta que les couleurs n'étaient pas assorties, les peintures et les tentures défraîchies, les meubles démodés.

¾    Alors, ici, nous allons nous débarrasser de cette commode vieillotte et la remplacer par une console moderne, en citronnier, aux formes épurées et non ces fioritures Art Nouveau, dit-elle avec mépris.

¾    Mais enfin, c'est une commode de Monsieur Majorelle, s'insurgea Suzanne.

¾    Oui, c'est cela, c'est bien ce que je dis, c'est vieillot, insista la bru. Vous n'avez qu'à la faire monter dans vos appartements, elle ira très bien avec votre décor, lâcha Gladys avec un sourire narquois.

¾    Eh bien ! C'est ce que je vais faire immédiatement.

¾    C'est très bien, cela agrémentera votre cagibi, fit encore Gladys en tournant les talons et laissant Suzanne pantoise.

   Elle se mordait les lèvres pour ne pas exploser. Elle demanda à ce que l'on monte au deuxième, tous les meubles qui déplaisaient ainsi à Gladys, refusant qu'elle les vende ou, pire, les mette au rebus. L'étage des femmes devint effectivement un véritable débarras, chaque pièce étant remplie à craquer, des meubles du rez-de-chaussée dont madame Brice Hargenville, ne voulait pas.

¾    Où allez-vous avec ce plateau ? demanda Gladys, une autre jour, à la femme de chambre. Je ne vous ai rien demandé.

¾    Non, Madame, c'est pour Madame Suzanne, avoua la domestique.

¾    Vous n'avez pas à prendre vos ordres chez ma belle-mère, vous devez m'en référer avant et c'est à moi de vous donner l'ordre ou non de la servir.

¾    Mais enfin, Madame, Madame Suzanne m'a demandé une collation, je dois lui apporter, se défendit la soubrette, un peu désemparée.

¾    Vous devez m'en parler d'abord, insista la nouvelle maîtresse de maison.

¾    Et alors ? Vous pourrez m'empêcher de porter un rafraîchissement à Madame Suzanne si elle a soif ? osa encore la femme de chambre en regardant sa nouvelle patronne droit dans les yeux.

¾    C'est à moi d'en décider et vous n'avez pas à me parler sur ce ton.

¾    Vous ne pourrez jamais m'empêcher de servir Madame Suzanne, cela fait bientôt vingt-cinq ans que je la sers, je ne la laisserai jamais manquer de quoi que ce soit, s'énerva la domestique, rouge de colère et de confusion à la fois.

¾    Vous ferez ce que je vous dis, un point c'est tout. Vous n'avez pas à discuter mes ordres, laissa tomber Gladys en toisant la domestique folle de rage.

Elle cessa de regarder sa patronne et monta vivement l'escalier, prête à lui envoyer le plateau à la tête. Gladys s'éloigna, l'air toujours aussi serein et sûr d'elle-même. La domestique était au comble de l'indignation et se promit de quitter son emploi plutôt que de subir ce genre de reproche qu'elle jugeait parfaitement injustifié.

¾    Eh bien ! Qu'avez-vous ? demanda Suzanne en voyant arriver sa femme de chambre complètement bouleversée.

¾    Oh, Madame, si vous saviez ! s'exclama-t-elle prête à éclater en sanglots.

¾    Mais voyons, expliquez-vous, que s'est-il passé ? insista Suzanne gentiment.

¾    C'est Madame Brice, elle m'a presque empêchée de venir vous apporter votre boisson. Elle veut vous assoiffer et peut-être même vous affamer, s'exclama la servante.

¾    Allons, allons, vous y allez peut-être un peu fort, minimisa Suzanne, comme toujours.

¾    Non, non, Madame, je vous assure. Elle veut que je lui demande la permission de vous servir, chaque fois que vous me demanderez quelque chose. Je lui ai répondu vivement, tellement j'étais choquée de ses propos. Elle dit que c'est à elle de décider si je dois ou non vous apporter ce que vous désirez, elle veut décider si vous avez soif ou faim, vous vous rendez compte ? s'indigna encore la fidèle camériste.

¾    Ne vous inquiétez pas, je vais régler ce problème, continuez à faire comme vous avez toujours fait, ne tenez pas compte de cet incident. Elle a dû être chagrinée par quelque problème pour vous parler ainsi. Ne vous en faites pas, tout ira bien, rassura-t-elle.

   Au cours du repas, Suzanne décida de mettre les pieds dans le plat devant son fils.

¾    Alors, il paraîtrait que je ne puisse pas commander un jus de fruit à mes anciens domestiques ? demanda Suzanne d'un air apparemment détaché.

¾    Personne n'a dit une chose pareille, osa prétendre Gladys.

¾    C'est pourtant ce que m'a rapporté la femme de chambre. Il semblerait que vous lui ayez donné l'ordre de vous en référer à chacune de mes demandes, expliqua la belle-mère.

¾    Je trouve cela normal, ce sont mes domestiques et je dois à tout moment savoir ce qu'ils font. Et si j'ai besoin d'eux à ce moment-là, ils doivent pouvoir répondre à ma demande sans retard.

¾    Vous croyez vraiment qu'ils auront du retard à vous satisfaire parce qu'ils m'auront monté une boisson fraîche ? ironisa Suzanne un tout petit peu énervée.

¾    S'ils sont au deuxième étage sans que je le sache, je ne pourrai pas les trouver à la cuisine, répliqua Gladys, comme si c'était une évidence.

¾    Mais enfin, Brice, dis quelque chose ! finit par exploser Esther qui avait suivi l'échange verbal d'un air désapprobateur à l'égard de sa belle-sœur.

¾    Ce sont des affaires domestiques dans lesquelles je n'ai pas grand chose à voir, se défaussa le maître de maison.

¾    Alors ça, c'est parfait ! Décidément, notre père nous manque. Il serait là, les choses ne se passeraient pas comme ça. Tu n'es même pas capable d'empêcher ta femme de bafouer tous les usages. Ce n'est pas ainsi que doit se comporter une bru quand sa belle-mère vit sous son toit et qu'elle vit chez elle, par-dessus le marché.

¾    Mais c'est moi la maîtresse de maison, à présent, se justifia Gladys, c'est à moi de contrôler les domestiques, c'est la moindre des choses.

¾    Cela ne t'est pas venu à l'idée une seconde que ma mère avait encore quelques droits, chez elle. Les domestiques la servent depuis trente-cinq ans bientôt pour certains. Tu ne penses pas tout de même qu'ils vont l'abandonner parce que tu leur en donnes l'ordre, s'énerva Esther.

¾    C'est seulement une question d'organisation, je veux savoir où ils sont parce que je peux en avoir besoin à tout instant, c'est tout, dit encore Gladys dont la voix tremblait un peu, se sentant enfin prise en défaut. Enfin, Brice, n'ai-je pas raison ? ajouta-t-elle manifestement ébranlée.

¾    Sans doute, ma chérie. Mais il est certain que les domestiques sont toujours au service de ma mère et de ma sœur également, dit-il d'un ton monotone et sans accent. Ils te serviront aussi bien qu'ils l'ont toujours fait, j'en suis persuadé. Je pense que tu peux les laisser faire leur travail comme ils en ont l'habitude, cela ne devrait pas poser de problème.

   La discussion était close. Esther pensait que Brice avait vraiment fait le minimum. Suzanne, malgré sa grande tolérance, pensa que sa bru exagérait et que les choses devaient changer. Elle se prit à penser qu'elle allait acheter un appartement ailleurs dans Paris, pour aller vivre avec sa fille, tranquillement.

   Les femmes ne virent plus le couple que pendant les repas. Encore, l'ambiance en était-elle altérée par la mauvaise humeur et les rancœurs de chacune. Brice semblait toujours planer au-dessus de tout cela, faisant semblant d'ignorer ces relations conflictuelles. Constamment pourtant, Gladys continuait à faire des réflexions acerbes, à se moquer ouvertement des tenues d'Esther, pourtant toujours très élégantes. Elle la traitait de vieille fille, la poussant à sortir pour trouver des amants au lieu de rester dans ses appartements comme elle le faisait le plus souvent.

   Quand les remarques de Gladys étaient trop insolentes, Brice reprenait mollement son épouse, pour la forme ; ce dont elle ne tenait aucun compte. Le reste du temps, il ne prenait pas part aux discussions féminines et laissait les femmes s'étriper gentiment.

Enfin, la vie, avenue Montaigne, devenait vraiment difficile.

   Par ailleurs, Gladys était de plus en plus exigeante avec Brice. Il lui fallait toujours plus d'argent pour satisfaire ses désirs, qui allaient des vêtements aux bibelots, des voyages aux distractions. Chaque semaine, elle s'achetait de nouvelles tenues ; chaque mois, elle commandait un nouveau meuble ou de nouveaux travaux dans la maison. À chaque saison, elle ne manquait pas de faire un voyage, en France ou à l'étranger. Comme Brice ne pouvait pas l'accompagner quatre fois par an, elle partait avec son frère aîné, dans le Midi, en Grèce, en Espagne ou ailleurs.

   Pendant ces moments d'absence, les femmes respiraient un peu. Elles pouvaient rester dans les salons du bas, prendre leurs repas avec Brice et profiter un peu d'un retour momentané de l'ambiance familiale et de la complicité qu'avait Suzanne avec ses enfants.

¾    Je suis désolée de dire cela, mais je dois reconnaître que j'apprécie particulièrement de me retrouver seule avec vous deux, dit un soir Suzanne, à la fin du repas.

¾    Ça, c'est bien vrai, renchérit Esther.

¾    Qu'essayez-vous de me dire, toutes les deux ? demanda Brice, entrevoyant la pensée de sa mère et de sa sœur.

¾    Rien de spécial, dit Suzanne un peu gênée, nous sommes très heureuses de ces moments tous les trois, entre nous, voilà tout.

¾    Cela veut-il dire que vous n'appréciez pas la présence de mon épouse ? demanda Brice brutalement, comme s'il découvrait la situation.

¾    Nous ne pouvons rien dire, c'est ta femme, elle a tous les droits ici, à présent, se résigna Suzanne.

¾    Allez-y, profitez-en, c'est le moment où jamais, encouragea Brice d'un ton peu amène.

¾    Puisque tu insistes, reprit Suzanne, plus sérieuse que d'habitude, nous devons quand même te signaler, puisque tu n'as pas l'air de t'en rendre compte, qu'elle ne nous traite pas bien du tout.

¾    Comment cela ? fit son fils comme si c'était la première fois qu'il entendait parler d'un problème entre les femmes.

¾    Tu ne vas pas me dire que tu ne vois rien, que tu n'entends pas comment elle nous parle et surtout ce qu'elle nous dit, tout de même, s'indigna Suzanne. Sans arrêt elle nous critique, elle discute les ordres que je donne aux domestiques et qui, pourtant, ne concernent que moi. Elle ne demande jamais un conseil ou un simple avis, elle décide de tout pour tout le monde et nous traite le plus souvent de haut et comme quantité négligeable. Voilà, j'ai dit tout ce que j'avais sur le cœur, conclut-elle dans un soupir de soulagement.

¾    Je suis désolé que les choses se passent ainsi. J'ai beau lui dire d'être plus gentille avec vous, c'est vrai qu'elle ne m'écoute pas beaucoup, reconnut Brice, sincèrement navré de la situation et soudain ébranlé par le discours inhabituel de sa mère.

¾    Je ne sais pas si tu es désolé, mais je constate que tu ne fais pas beaucoup montre d'autorité avec elle. Si ton père était encore de ce monde, il réagirait sûrement plus fermement, et les choses ne se passeraient pas ainsi, reprocha Suzanne. Tu ne lui dis jamais rien. Enfin, je doute qu'elle en tienne compte de toute façon, ajouta-t-elle avec lucidité.

¾    Vous la jugez sévèrement, Maman. Tu penses la même chose, Esther ?

¾    J'ai laissé parler Maman parce qu'elle a beaucoup plus de tact que moi pour dire les vérités. Je ne voudrais pas trop accabler Gladys à tes yeux. Après tout, c'est toi qui l'as choisie, c'est à toi de te débrouiller avec elle. Moi, j'ai mon idée, nous en parlerons le moment venu. C'est vrai que nous profitons toujours avec plaisir de son absence, ajouta Esther sur un ton un peu sec.

¾    Eh bien ! Vous n'êtes pas tendres. Vous avez fait son procès, si je comprends bien, dit Brice avec un peu de tristesse.

¾    Ce n'est pas notre faute si elle est comme elle est. Nous ne la referons pas. Nous souhaitons seulement qu'elle ne te fasse pas souffrir et que tu n'aies jamais à regretter de l'avoir épousée, conclut Suzanne.

¾    Que veux-tu dire par j'ai mon idée ? s'inquiéta Brice en s'adressant à sa sœur.

¾    Oh ! Ne te fais pas de souci, c'est une idée qui ne concerne que nous, rassura Esther.

Suzanne ne voulut pas continuer cette conversation, craignant que sa fille ne finisse par dire des vérités qui ne seraient pas bonnes à dire et n'enveniment la conversation. Elle la regarda d'un air quelque peu interrogateur, se promettant de lui en reparler plus tard, quand elles seraient seules à nouveau. En y réfléchissant, elle se douta un peu de ce qu'Esther avait derrière la tête. Elle voulait sans doute partir vivre ailleurs, reprendre un appartement, refaire enfin sa vie. Cette pensée inquiéta soudain Suzanne qui ne se voyait pas rester ici toute seule, entre sa belle-fille qui, manifestement, ne l'aimait pas et son fils, trop faible pour rétablir de bonne relations entre elles. Elle se dit qu'elle aussi avait des décisions à prendre.

   Brice s'échinait au travail pour être sûr de pouvoir assumer toutes les dépenses de sa femme qui ne regardait jamais le prix de ce qu'elle achetait. Malgré la fortune personnelle qu'elle possédait, c'était toujours à Brice de payer ses dépenses. Bien conseillée par un ami de son père, elle avait su placer son avoir et ne voulait pas y toucher. Suzanne et Esther étaient consternées de voir tous ces débordements. Elles décidèrent, une fois encore, de s'en ouvrir à Brice.

¾    Hier, vous n'étiez là ni l'un ni l'autre, un fournisseur est encore venu livrer des robes pour Gladys, renseigna Esther. Il y a deux jours, c'était de nouveaux bagages. Les anciens n'ont pas un an. Quand j'ai demandé s'il y avait quelque chose à régler, on m'a répondu que tout était déjà réglé par Monsieur. Si je comprends bien, elle ne paye jamais rien.

¾    Ce ne sont pas tes affaires, je dépense mes revenus comme je l'entends, répliqua Brice sèchement.

¾    J'entends bien, mon petit, intervint Suzanne, mais il nous semble justement que tes revenus doivent fondre comme neige au soleil, à ce rythme-là. Je sais que tu gagnes bien ta vie, mais enfin, toutes ces dépenses qui sont faites chez les fournisseurs les plus chers et à cette cadence, doivent tout de même grever ton budget. Elle a pourtant une confortable fortune dont elle peut disposer, il me semble.

¾    Elle préfère la garder, pour le cas où, dit Brice un peu gêné.

¾    Le cas où ? Mais quel cas ? s'étonna Suzanne.

¾    Je ne sais pas, moi. Si je disparaissais, par exemple, je suppose.

¾    Mais enfin, si tu disparaissais, ce qu'à Dieu ne plaise, elle hériterait de toute ta fortune. Il n'y a pas de cas où.

¾    Elle dit que si je ne lui paye pas tout ce dont elle a envie, elle me quittera, avoua Brice sur le souffle, en baissant la tête.

¾    Mon pauvre Brice, tu es bien prisonnier de tes sentiments. Cette femme te mettra sur la paille et ce n'est pas nous qui pourrons renflouer ta fortune.

   Décidément, elles n'arrivaient pas à comprendre le fonctionnement de ce couple qu'elles trouvaient mal assorti. À juste raison, elles s'inquiétaient pour Brice.

   La vie de la famille Hargenville, dans leur bel hôtel particulier de l'avenue Montaigne, devenait bien un enfer, doré, certes, mais un enfer quand même. La vie de la mère et de la sœur était de plus en plus celle de recluses, n'ayant pas voix au chapitre, ne décidant plus de rien dans la maison et devant subir l'inimitié et l'égoïsme de la nouvelle maîtresse des lieux. Elles restaient toute la journée dans ce qu'elles avaient aménagé en petit salon, à lire, bavarder ou jouer aux cartes. Parfois même, elles se faisaient servir leur dîner là-haut, pour ne pas le prendre dans la salle à manger et éviter d'être en butte à la nouvelle Madame Hargenville.

   Brice ne pouvait faire autrement que de se rendre compte de cette situation ; il n'en était pas content mais, chaque fois qu'il s'en plaignait à sa femme, elle prétendait que ce n'était pas sa faute, mais celle des deux femmes qui ne supportaient rien et ne l'aimaient pas.

   Cela ne pouvait plus durer. Il était temps qu'Esther fasse part à sa mère de sa fameuse idée.

¾    Dites-moi, Maman, où allons-nous ainsi ? demanda-t-elle, un soir, dans leur petit salon.

¾    Que veux-tu dire ?

¾    Notre vie ici, ne croyez-vous pas qu'elle n'a aucun sens ? Nous sommes là, à ne rien faire de la journée, comme si nous étions prisonnières dans cette maison, à supporter les avanies de cette femme. Cela vous plaît d'être ici, recluse, sans parfois oser sortir de votre chambre ? 

¾    Non, bien sûr. Peut-être vas-tu enfin me faire part de ta fameuse idée ? Celle que tu as évoquée l'autre jour, quand nous nous sommes un peu plaintes à Brice des agissements de sa femme ?

¾    Eh bien ! Je pense depuis déjà plusieurs semaines, à nous installer toutes les deux à Hossegor. Voilà des mois que nous n'y sommes allées. Ce n'est pas la peine d'avoir fait construire une si belle maison pour ne pas y mettre les pieds. Brice n'y va jamais parce que Gladys ne veut pas en entendre parler, c'est pourtant un endroit très couru, de nos jours. Elle devrait aimer ça.

¾    Elle est allée à Biarritz, ce printemps, je crois, se remémora Suzanne.

¾    Oui, Biarritz, mais pas Hossegor. Eh bien ! Tant mieux, comme ça, nous y serons tranquilles. Je suis vraiment désolée de voir Brice affublé d'une pareille mégère.

¾    Tu es sévère, ce n'est pas une mégère, rectifia Suzanne, toujours tolérante. C'est vrai qu'elle n'est pas agréable avec nous et que nous en souffrons. C'est ce que j'ai essayé de dire à ton frère, mais cela n'a pas changé grand chose, constata-t-elle avec amertume.

¾    Vous êtes bien trop bonne, comme d'habitude, Maman, mais moi, je ne supporte plus la vie qu'elle nous fait. Je n'en peux plus. Je sens que je vais craquer.

¾    Allons, ma chérie, ne t'énerve pas, tu vas te faire du mal, supplia Suzanne.

¾    Allez, Maman, dites oui, dites que nous allons partir vivre à Hossegor. Nous serons bien là-bas, nous serons tranquilles, nous ferons ce que nous voudrons et bénéficierons du climat, du paysage, de l'océan et de cette ravissante maison qui me manque beaucoup, implora Esther. Venez avec moi. Je ne pourrais pas partir seule, vous sachant ici, comme une prisonnière. Si vous ne venez pas, je suis obligée de rester aussi.

¾    Tu en as envie à ce point-là ?

¾    Oh oui ! Maman. S'il vous plaît. Cela ne vous ferait-il pas plaisir ? Qu'est-ce qui vous retient ici ? Vous n'avez même pas de petits enfants et Brice est de plus en plus inaccessible.

¾    Justement, je les attends peut-être.

¾    Mais Maman, je pense qu'au contraire, il faut partir avant que les choses ne s'enveniment vraiment et que nous nous fâchions pour de bon avec Brice. Alors, vous ne verrez plus ni votre fils, ni vos petits enfants… si toutefois elle en fait.

¾    Pourquoi n'en ferait-elle pas ? s'inquiéta Suzanne.

¾    Parce que je l'ai déjà entendu dire que la grossesse déformait le corps des femmes et qu'elle ne le voulait pas. Enfin, elle peut changer d'avis, dit Esther d'un ton ironique.

¾    Tu crois vraiment ? Alors je n'aurai jamais de petits enfants ?

¾    Je n'en sais rien, Maman, mais pas pour le moment, en tout cas. Cela nous laisse le temps de nous installer à Hossegor avant de nous fâcher définitivement. Si nous restons, je sens que cela va mal finir, dit Esther avec fermeté et détermination.

¾    Oui, tu as sans doute raison. C'est vrai que la vie ici devient très problématique. Je me sens inutile et même encombrante. Elle me le fait souvent sentir. Pourtant, je ne dis rien, je ne me mets jamais en travers de son chemin. Ce que je lui reproche le plus, je pense, c'est d'avoir transformé Brice comme elle l'a fait. Il est méconnaissable. J'espère qu'il arrivera à la supporter longtemps sans en souffrir, mais rien n'est moins sûr, fit Suzanne tristement.

¾    Ecoutez, c'est son affaire. Personne ne l'a obligé à l'épouser. Il l'a fréquentée plus d'un an assidûment, il devait savoir à quoi s'en tenir.

¾    Tu es bien dure avec ton frère.

¾    Non, Maman, je ne suis pas dure, c'est la vérité. En tout cas, il ne fait rien pour adoucir sa femme à notre égard et laisse pourrir la situation. Je lui en veux un peu pour cela. Comme vous dites, il a beaucoup changé à notre égard et c'est bien triste.

¾    Tu as peut-être raison. C'est vrai que nous serions bien à Hossegor, toutes les deux.

¾    Alors, c'est oui ? s'écria Esther, le visage soudain illuminé de joie.

¾    C'est oui.

¾    Ah ! Merci Maman. Nous partons demain.

¾    Demain, déjà ?

¾    Bien sûr, pourquoi attendre ?

¾    Cela ne peut se décider ainsi, sur un coup de tête. Il nous faut le temps de faire nos valises, d'organiser notre départ, de commander un transporteur pour prendre les meubles et les malles. Tout cela ne peut se faire en deux jours. Je dis la semaine prochaine, c'est plus raisonnable. Après tout, nous ne sommes plus à une semaine près.

¾    Oui, vous avez raison, concéda Esther. Je suis si impatiente de quitter cette maison que je suis prête à partir avec juste ce que j'ai sur le dos, plaisanta-t-elle.

¾    Nous allons nous organiser. Nous allons remplir des malles avec nos affaires et ce qu'il y a dans les meubles que nous voulons emporter. Nous allons faire une valise chacune, comme si nous partions pour les vacances. Ainsi nous prendrons le train et nous ferons venir le reste par un déménageur.

¾    Très bien, c'est exactement comme cela qu'il faut faire. Et les domestiques ?

¾    Quoi, les domestiques ? s'étonna Suzanne.

¾    Nous les emmenons, n'est-ce pas ?

¾    Mais cela ne va pas être possible, je le crains. Il va plutôt falloir en embaucher sur place, suggéra Suzanne, comme apeurée à cette idée.

¾    Allons, Maman, ils seront ravis de quitter leur méchante patronne et nous, ravies de continuer à nous faire servir par eux, vous ne croyez pas ?

¾    Il faudra leur demander. Peut-être, pourrons-nous emmener seulement le chauffeur et la femme de chambre, son épouse ?

¾    Et pourquoi seulement eux ? Non, non, il faut qu'ils viennent tous les quatre.

¾    Tu leur demanderas, n'est-ce pas ? Mais cela va faire encore des histoires avec Gladys, ça c'est sûr, s'inquiéta Suzanne.

¾    Mais enfin, Maman, ne tremblez pas ainsi. Elle ne va pas nous tuer. Ne vous inquiétez pas, je m'occupe de tout, rassura Esther.

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Les romans de Melwija
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