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Les romans de Melwija
16 octobre 2009

LES AMBITIEUX (Parution 12/14)

Rappel des faits antérieurs : Anne-Marie Le Guillou découvre la liaison de Mélaine Leguidel et Brigitte Pasquier et en conçoit une extrême jalousie. Elle décide de se venger en cirant exagérément l'escalier de Brigitte afin de la faire tomber pour qu'elle se casse quelque chose et qu'elle se trouve éloignée de Mélaine pour un bon moment. La vengeance réussit mais pas les conséquences. Au contraire de ce qu'elle espérait, elle est découverte et Mélaine demande Brigitte en mariage.



Le lendemain matin, Mélaine informe Joël de l’intention de Brigitte de ne pas porter plainte et se garde bien de lui révéler leur secret.

¾    Bon, c’est très bien, si elle ne veut pas porter plainte, ça m’arrange. Que suggères-tu comme sanction ? demande Joël à Mélaine.

¾    Si tu ne veux pas t’en séparer même huit jours de mise à pied, il faut lui faire une retenue sur salaire comme dédommagement à Brigitte.

¾    Elle a demandé ça ?

¾    Non, mais je pense que, si tu veux une punition, c’en est une bonne, sans te priver de sa présence.

¾    Oui, mais si Madame Pasquier refuse de recevoir de l’argent, puisque tu me dis qu’elle ne veut pas se venger.

¾    Eh bien ! Nous en ferons un don aux œuvres de la ville, plaisante Mélaine.

¾    Tu ne m’aides pas beaucoup.

¾    Moi, je pense malgré tout que c’est une mise à pied qui serait le plus approprié, dit Mélaine en reprenant son sérieux. Ça fait aussi une diminution de son salaire pour le mois. On peut quand même prendre une intérimaire pour huit jours, comme pour un congé.

¾    Oui, mais alors, pendant huit jours, on va avoir deux intérimaires ? Non, ça c’est pas possible.

¾    Bon, alors, on n’a qu’à lui appliquer la punition quand Brigitte rentrera. À ce moment-là, on prolongera d’une semaine l’intérimaire qui l'aura remplacée, pour la mettre à la place d'Anne-Marie, suggère intelligemment Mélaine.

¾    Oui, c’est ça, ça c’est bien, c’est mieux. Envoie-la-moi.

¾    Anne-Marie, vous voulez venir ? demande Mélaine en passant la tête par la porte du bureau de Joël.

¾    Oui, tout de suite, dit-elle, dans ses petits souliers.

¾    Bon, Anne-Marie, Mélaine m’a tout dit, y compris ce qui s’est passé, il y a quelques années entre vous. Je vous aime bien et vous m’êtes une assistante précieuse. Ce que vous avez fait est tellement extravagant que je n’ai pas voulu le croire tout de suite. Vous confirmez ? dit-il pour en avoir le cœur net.

¾    Oui, Monsieur, je confirme, dit doucement Anne-Marie en regardant ses chaussures.

¾    Bon, vous avez de la chance, Madame Pasquier ne souhaite pas porter plainte contre vous…

¾    Ah bon ! Quel soulagement ! balbutie-t-elle à mi-voix.

¾    Oui, mais vous ne pouvez pas vous en tirer comme ça. Aussi, je vais devoir vous mettre à pied huit jours, c’est ma punition à moi.

¾    Mais, il n’y a personne pour faire le secrétariat si je pars, s’inquiète Anne-Marie.

¾    C’est juste. C’est pourquoi, nous n’appliquerons la punition que lorsque Madame Pasquier reprendra son travail. À ce moment-là, vous partirez huit jours, sans solde, bien évidemment.

¾    Ah, oui ! Bien sûr, se résigne Anne-Marie. Mais c’est dans combien de temps ?

¾    Oh ! Vous avez le temps de vous en remettre, ironise un peu Joël, c’est dans au moins quatre mois. En attendant, trouvez-nous une intérimaire pour faire son travail. Une à la hauteur, hein, pas n’importe qui.

¾    Oui, Monsieur, bien sûr. Je m’en occupe, dit Anne-Marie en sortant du bureau, somme toutes bien soulagée.

Six mois après, tout est rentré dans l’ordre. Cela ne fait qu’un mois et demi que Brigitte peut marcher sans cannes et poser le pied gauche par terre. En fait, pendant tout ce temps, elle s’était installée chez Mélaine, à cause de l’ascenseur. Impossible de monter ses trois étages dans l’état où elle était. Depuis deux mois, étant donné leurs projets, Brigitte a rendu son appartement. D’ailleurs, elle n’avait pas tellement envie d’y retourner.

Quand elle est revenue au bureau, Anne-Marie n’était pas là, elle était en effet mise à pied. Mélaine a pensé qu’il serait préférable de séparer les deux femmes. Il croit à juste titre que, pour aucune des deux, il ne sera facile de travailler à nouveau, l’une en face de l’autre, comme si rien ne s’était passé.

Il réorganise les bureaux pour en aménager un près du sien, prenant un peu sur la salle d’attente qui n’a pas besoin d’être aussi grande. Joël est d’accord pour faire les travaux, rapides et peu onéreux, pour la sérénité de son cabinet. Brigitte est aussi soulagée de ne plus être en face d’Anne-Marie et d’avoir un bureau personnel.

Il y a quinze jours, Brigitte et Mélaine se sont fiancés officiellement. Ils ont fait une petite réception chez lui, avec quelques amis, dont Joël Kerrien, et aussi les seules connaissances de Brigitte à Quimper, Maryvonne et Louis Péron, qui ont fini par se marier, dans l’intimité. Brigitte avait été invitée mais, pour cause d’immobilisation, n’avait pu s’y rendre.

Anne-Marie s’est enfin fait une raison. Elle sait maintenant que non seulement sa tentative d’éloignement a échoué, mais qu’elle a contribué à renforcer les liens entre Mélaine et Brigitte. Elle a compris qu’elle avait été folle et se trouve reconnaissante envers elle de n’avoir pas porté plainte, elle aurait pu dire adieu à son job et à tous les autres du même genre dans la région. Elle a senti le vent du boulet et on n'est pas prêt de l’y reprendre. Elle n’arrive pas d’ailleurs à bien comprendre pourquoi elle a fait ça, comment elle a pu se laisser aveugler ainsi. Elle ne se reconnaît pas dans ces actes. Elle voudrait bien en parler à Brigitte et même lui demander pardon, mais elle n’ose pas. D’ailleurs, elle ne cherche pas le contact et Anne-Marie pense qu’elle lui en veut à mort. Elle la craint un peu.

En fait, Brigitte veut absolument tourner la page sombre de cette période. Elle a fait le point sur elle-même. Elle a beaucoup changé. Sa jalousie, son égoïsme, son ambition, tout ça est passé à la trappe. Bien sûr, elle n’est pas devenue une sainte du jour au lendemain, mais elle se rend compte, maintenant qu’elle est plus sereine, que tout ça était de l’enfantillage. Elle a mûri. Elle a trente-huit ans maintenant. Elle a beaucoup maigri. Elle est redevenue la jolie femme qui avait tant séduit et Christophe Leroy et Mario Spanelli, ses deux premiers maris.

Alors, Mélaine Leguidel est heureux et fier de l’épouser bientôt. Il n’a pas du tout l’intention de lui interdire de travailler, même s’ils avaient un enfant, ce qu’il ne souhaite pas vraiment, à leur âge, pensant que le temps est passé. Ça ne lui manque pas et, bien que n’en ayant pas encore discuté avec Brigitte, il pense qu’elle non plus ne le souhaite pas.

D’ailleurs, il s’étonne fort de ne jamais avoir rencontré ses enfants, même pas le jeune Clément qui a quinze ans maintenant. Il téléphone toujours une fois par mois à sa mère, mais il n’est encore jamais venu la voir à Quimper. Quant à Antoine, ce n’est même pas la peine d’en parler. Elle n’évoque même jamais son existence.

Brigitte de son côté, voit maintenant les choses calmement et lucidement. Elle déplore son manque d’instinct maternel, elle aime bien Clément et regrette d’avoir abandonné Antoine qui a cinq ans et doit être bien mignon.

Elle sait que ses parents l’élèvent toujours. Elle a eu son père, une fois ou deux, ces derniers temps. Elle y repense. Maintenant qu’elle va refaire une nouvelle fois sa vie, et qu’elle est enfin vraiment heureuse, elle voudrait se réconcilier avec tout le monde.

Au mois d’août 1995, comme chaque année aux vacances, le cabinet ferme ses portes. Elle veut en profiter pour retourner voir ses parents, ses enfants, présenter Mélaine à sa famille et faire la paix.

¾    Allô Papa ? C’est Brigitte.

¾    Oui, ma chérie, comment vas-tu ? Il y a des lustres que nous ne nous sommes parlés.

¾    Oui, je sais. J’ai eu des ennuis. Je suis tombée dans mon escalier…

¾    Oh la la ! Rien de grave ?

¾    Euh… si quand même. Je suis restée immobilisée cinq mois, je me suis cassée d’un peu partout.

¾    Oh, mon Dieu !…

¾    Mais maintenant ça y est, je suis complètement guérie, rassure Brigitte qui sent son père fondre d’inquiétude.

¾    Ah bon ! Tant mieux, dit-il avec soulagement.

¾    Dis-moi, et Maman, ça va ?

¾    Oui, oui, très bien, répond machinalement Pierre, étonné de l’intérêt soudain de sa fille pour Simone.

¾    Et les enfants, Antoine, ça se passe bien ?

¾    Oui, oui, très bien, très bien, dit Pierre qui se demande ce qui est en train de changer chez sa fille.

¾    Bon, je voudrais venir vous voir. Vous partez en vacances ?

¾    Oui, mais pas avant le douze.

¾    Bon, alors j’ai le temps de venir passer huit jours chez vous ?

¾    Mais oui, bien sûr, dit Pierre ravi, qui n’en croit pas ses oreilles. Mais il y aura bien entendu ta mère et ton fils, qui a d’ailleurs pris ta chambre.

¾    Oui, c’est très bien. Ne changez rien, nous irons à l’hôtel, ce n’est pas grave.

¾    Comment ça "nous" ? demande Pierre interloqué.

¾    Oui, j’ai oublié de te le dire, je suis fiancée, je me marie en septembre, vous viendrez à Quimper ?

¾    Mais qu’est-ce que c’est encore, s’inquiète déjà Pierre, qui en a vu de toutes les couleurs avec sa fille.

¾    Ne t’inquiète pas, mon Papa chéri, tout va bien. Nous viendrons tous les deux, je vous le présenterai, vous verrez, il vous plaira beaucoup. Avec lui, c’est du sérieux comme jamais. Je suis heureuse et je veux que vous le soyez aussi.

¾    Bon, très bien, j’en accepte l’augure. Mais vous n’allez pas aller à l’hôtel, je m’y oppose formellement. Nous coucherons dans le salon, ta mère et moi, et vous prendrez notre chambre. Ne t’inquiète pas tout ira bien. Quand arrivez-vous ?

¾    Samedi, ça va ?

¾    Oui, d’accord, à samedi alors. Nous sommes très contents, nous t’embrassons.

   Pierre repose le combiné et regarde sa femme Simone, qui est au bord des larmes, mais cette fois de joie et d'émotion. Elle a, comme d’habitude, entendu toute la conversation et n’en revient pas que sa fille veuille bien la revoir et semble vouloir renouer les liens.

Elle est très nerveuse, elle veut que tout soit impeccable. Grand branle-bas de combat dans la maison. Elle a cinq jours pour que tout soit nickel. Il faut aussi qu’elle fasse des courses pour exécuter ses meilleures recettes. Il y a si longtemps que Brigitte n’a pas mis les pieds ici. Elle va trouver du changement. On a refait les papiers peints du salon et de ce qui est maintenant la chambre d’Antoine. On a changé la cuisine qui était vieille et mal commode. On a un nouveau mobilier de jardin. Simone est heureuse comme il y a des années qu’elle ne l’a pas été.

De son côté, Brigitte a dit à Mélaine qu’elle voulait lui présenter ses parents et ses enfants. Il est ravi de connaître enfin sa famille. Il ne demande pas mieux que d’aller passer huit jours dans la région parisienne. Le samedi suivant, ils prennent donc la route pour Conflans-St-Honorine, le matin de bonne heure afin d’arriver pour le déjeuner.

¾    Ah ! Vous voilà ! Bonjour ma chérie, comment s’est passé le voyage ? dit Simone, serrant sa fille dans ses bras, pleine d’émotion.

¾    Très bien, Maman, je te présente Mélaine Leguidel, mon fiancé.

¾    Bonjour Madame, dit Mélaine cérémonieusement.

¾    Bonjour Papa, je te présente Mélaine.

¾    Bonjour Monsieur, dit Mélaine en serrant chaleureusement la main de Pierre.

¾    Entrez, je vous en prie. Antoine ?… Descends, s’il te plaît, crie Simone dans l’escalier. Viens, mon chéri, dis bonjour à ta maman.

¾    Bonjour Madame, dit l’enfant à Brigitte qui ne peut pas parler, étreinte par l’émotion.

¾    Bonjour… mon chéri… finit-elle par articuler en se baissant pour l’embrasser.

¾    Mais voyons Antoine, on ne dit pas Madame à sa Maman, reprend Simone.

¾    Laisse-le, je comprends très bien. De toute façon, je sais que c’est ma faute. Je ne dois pas m’en plaindre, reconnaît Brigitte. Je n'ai que ce que je mérite.

¾    Tu es devenue bien tolérante, marmonne Pierre à mi-voix.

¾    Viens, Brigitte, nous allons monter votre sac de voyage au premier. Je vous ai installés dans notre chambre. Antoine a pris la tienne, comme tu le sais.

Brigitte et Mélaine montent l’escalier derrière Simone. Ils visitent la maison. Deux chambres au premier, avec salle de bains. En effet, la chambre de Brigitte a été refaite aux goûts d’Antoine. Elle trouve ça parfait. Mélaine regarde partout, essaye de comprendre comment elle a vécu son enfance, ici, dans cette petite maison de poupée. La chambre des parents est assez spacieuse, ils vont être bien là.

   Une fois la visite terminée, ils redescendent s’asseoir dans le salon pour prendre l’apéritif. La conversation roule sur la pluie et le beau temps. Tout le monde a à la bouche des questions brûlantes, des explications définitives, des mises au point, des réconciliations, mais c’est trop tôt, trop difficile. On a huit jours pour ça, rien ne presse malgré l’envie de chacun d’entrer dans le vif du sujet.

   Brigitte explique ses relations avec Mélaine, le travail, les sentiments. Les Pasquier sont très impressionnés par cet homme et trouvent qu’il fait un beau couple avec leur fille. Ils sont étonnés par le calme, la gentillesse, la sérénité apparente de Brigitte. Ils ne l’ont jamais connue comme ça. Ils sont déjà pleins de sollicitude pour Mélaine qu’ils rendent responsable de cette heureuse métamorphose.

   Mélaine, comme tout le monde, est séduit par ces gens simples et charmants, accueillants, chaleureux et généreux. Le repas est bien entendu délicieux, les attentions nombreuses, les amabilités constantes.

   Au fond, chacun a peur de la suite. Comment va-t-on aborder les sujets qui fâchent, comment va-t-on les développer sans s’envoyer la vaisselle à la tête ? Les Pasquier, pour leur part, veulent mettre tous les atouts de leur côté pour que tout se passe bien. Ils sont prêts à faire amende honorable si besoin est, à tout accepter pour que Brigitte leur revienne et leur pardonne éventuellement ce qu’elle leur reproche.

   Brigitte attend le moment où elle enverra son père et Mélaine se promener le long de la Seine regarder les péniches et visiter la chapelle des mariniers, pour aborder avec sa mère le douloureux problème de l’oncle Edmond. Elle veut absolument crever cet abcès-là avant d’aller plus loin, parce que, pour elle, c’est la barrière qui s’est dressée entre elle et sa mère.

   N’y tenant plus, dès le lendemain matin, Brigitte suggère la promenade à Mélaine et à son père. Une fois les deux hommes sortis, Brigitte attaque directement la question brûlante.

¾    Bon, Maman, il faut que je te parle. D’ailleurs, je suis revenue surtout pour ça.

¾    Oui, ma chérie, je t’écoute, répond Simone qui sait très bien de quoi elle va parler, redoute cet instant depuis longtemps, mais essaye désespérément de garder son calme.

¾    Je veux te parler de l’oncle Edmond, commence Brigitte.

¾    Oui, eh bien quoi ? feint d’ignorer Simone.

¾    Tu sais très bien ce que je veux dire. Tu te souviens sûrement que je t’en ai parlé, il y a très longtemps. Mais tu n’as jamais voulu reconnaître le problème et me croire. C’est pour ça que je t’en ai tant voulu. Pas tout de suite, mais après, en réfléchissant et en grandissant ; je me suis aperçue que c’était vraiment grave et ça m’a à la fois fait de la peine et mise en colère après toi que tu ne veuilles pas m’entendre et que tu continues à lui donner raison. Je t'en ai voulu de ne pas me protéger.

¾    Mais je n’arrive pas à croire qu’il ait pu faire une chose pareille, pas lui. Je le connais quand même, c’est mon frère, je suis tellement sûre que ce n’est pas possible.

¾    Si Maman, aujourd’hui je te demande de me croire. Je n’ai plus quinze ans, ni même dix-huit. Tu peux me faire confiance. Je ne demande d’ailleurs plus qu’on le punisse pour ça. J’espère seulement avoir été la seule dans la famille. Mais je veux que tu me croies, pour moi c’est le principal. Que tu reconnaisses que je dis la vérité et que tu reconnaisses que j’ai souffert à cause de lui, mais surtout à cause de toi, de ton manque de confiance en moi, de ton aveuglement obstiné. Que tous mes problèmes d’adolescente et même de jeune femme quand je me suis mariée sont venus de là. Je voulais m’en sortir à tout prix, je voulais être reconnue pour ce que j’étais, pour ma valeur propre puisque tu ne voulais pas me reconnaître, toi, pour ma parole. Tu comprends ce que je veux dire ?

¾    Oui, oui, bien sûr, je comprends, bredouille Simone qui ne sait plus trop où elle en est.

¾    Non, il ne suffit pas de dire gentiment "oui, oui, bien sûr", Maman, il faut me croire vraiment. Je sais que c'est douloureux pour toi, mais ça l'a été encore bien plus pour moi.

¾    Mais tu te rends compte que chaque fois que je vais le voir, je vais y penser. Et ton père, s’il sait ça, il va aller lui casser la figure, même vingt ans après.

¾    Oui, je sais. C’est pour ça que je voulais n’en parler qu’à toi. Papa n’a jamais été au courant. J’ai toujours eu peur de sa réaction justement. C’est bien pour ça que j’ai envoyé les hommes se promener, pour te parler à toi seulement. C’est seulement toi qui dois savoir, c’est notre secret, dont nous ne parlerons plus jamais.

¾    Oui, d’accord, finit par accepter Simone. Je te remercie de ta confiance, je te crois. Je te demande pardon pour lui.

¾    Enfin ! Merci d’au moins prononcer les mots. J’attends ça depuis vingt ans. Maintenant, il ne faut pas que tu t’en fasses tout un monde, non plus. Tu vois, je n’en suis pas morte et, maintenant, j’ai trouvé un équilibre, une sérénité qui m’ont changée. Je vois tout ça avec recul, c’est pour ça que j’ai voulu faire la paix avec toi.

¾    Oh, ma chérie ! dit Simone en s’abandonnant dans les bras de sa fille, la gorge étreinte par l’émotion.

¾    Tu sais, depuis tout ce temps, avec tout ce qui s’est passé, j’ai eu le temps de réfléchir. Il y a autre chose aussi qui m’a ouvert les yeux. J’ai été victime à mon tour de ce que j’ai fait subir à la maîtresse de Mario.

¾    Ah bon ? s’étonne Simone.

¾    Oui, Papa t’a peut-être dit que j’étais tombée dans mon escalier.

¾    Oui, ma pauvre petite, tu as dû souffrir, ce n’est pas de chance.

¾    Non, ça n’a rien à voir avec la chance.

¾    Comment ça ?

¾    C’est une ancienne maîtresse de Mélaine qui s’est vengée de moi et qui a ciré mon escalier pour que je tombe.

¾    Mon Dieu, ce n’est pas possible. Tu as dit ça à ton père ?

¾    Non, ne lui dis pas non plus, ce n’est pas la peine. En fait, ça m’a fait beaucoup de bien parce que je me suis rendu compte de l’énormité de ce que j’avais fait, moi, il y a trois ans.

¾    C’est dommage d’avoir été obligée d’en passer par là, mais à quelque chose malheur est bon. C’est vrai que je suis si heureuse de te voir comme ça. Tu es superbe. Et puis, tu as l’air calme, reposée, c’est merveilleux. Dis-moi, ce Mélaine, quel drôle de nom.

¾    C’est typiquement breton, il n’y en a pas beaucoup, mais je trouve que ça lui va très bien.

¾    C’est un bel homme, en tout cas. Tu as le chic pour les dégoter. Alors il est avocat ? C’est un bon métier, dis donc.

¾    Oui, et je suis son assistante. C’est lui qui m’a embauchée. On travaille très bien ensemble. On s’entend très bien. Je t’ai dit qu’on va se marier, en septembre, en Bretagne. Vous viendrez, hein ?

¾    Oui, bien sûr.

¾    Nous pourrons vous loger. On fait ça à Bénodet. Mélaine a une petite maison charmante là-bas. On vous logera au Minaret, c’est une très bon hôtel. C’est là qu’on fera la réception aussi. Vous verrez, vous vous plairez, c’est un très bel endroit.

¾    Bon, alors, il faut encore que j’achète une robe ? s’inquiète un peu Simone.

¾    Mais non, tu n’as qu’à remettre celle que je t’ai achetée pour mon dernier mariage. Elle est très bien. Au moins, elle servira. Personne ne te connaît là-bas, personne ne t’aura déjà vue avec.

¾    Oui, tu as raison, dit Simone en riant, heureuse de la complicité retrouvée avec sa fille.

   Les hommes rentrent de la promenade, déjà copains. N'importe comment, pour ne pas s’entendre avec Pierre, il faut vraiment le faire exprès. Ils ont fait un peu connaissance et se plaisent bien. Pierre sert un apéritif, pendant que Simone va mettre le rôti à cuire dans la cuisine et que Brigitte met le couvert. Tout le monde semble baigner dans le bonheur.

Le seul point noir, si l’on peut dire, c’est Antoine. Il passe son temps dans sa chambre, à jouer aux Play-Mobiles ou aux petites voitures. Brigitte ne l’intéresse pas du tout. Bien sûr, Simone lui a toujours parlé de sa mère, mais il ne fait pas le rapprochement. En fait, apparemment, il s’en passe très bien. Il est heureux, se développe normalement, est sage à l’école et très attaché à ses grands-parents.

   Son père vient le prendre chaque semaine pour passer le week-end avec lui à Versailles. Ils s’entendent bien, sans plus. Il sait très bien qu’il est son père, mais il aime autant la compagnie de Pierre.

   Mario met un point d’honneur à ne pas laisser passer une semaine sans venir le voir, sauf bien entendu s’il est en voyage d’affaires. Il le prend en vacances, aussi. D’ailleurs, il va passer le chercher lundi pour partir avec lui, jusqu’à la rentrée des classes.

Brigitte voudrait bien voir aussi Clément, mais, malheureusement, il est déjà parti en vacances lui aussi, avec son père, pour tout le mois. Ça ne fait rien, elle le fera venir pour le mariage, début septembre, une semaine avant la rentrée. Il pourra loger dans la maison de Bénodet. Elle tentera de le reconquérir. Elle pense que ça se passera bien, étant donné qu’il n’a jamais coupé les ponts avec elle.



   Pendant tout ce temps, les affaires de Mario se compliquent. La concurrence en matière d’informatique et de bureautique devient féroce. Des sociétés comme la sienne, il s’en est monté des dizaines. Tout le monde veut sa part du gâteau des nouvelles technologies qui ont révolutionné la vie dans les bureaux.

   Le métier de secrétaire, devenue "assistante" a complètement changé. Maintenant, même les patrons sont capables de "taper à la machine". Certaines secrétaires tirent leur épingle du jeu en ayant la chance de travailler avec des patrons compréhensifs ou fermés à ces nouvelles méthodes ou qui voient justement qu’ils peuvent demander autre chose à leur assistante qu'uniquement taper leur courrier.

   D’autres, au contraire, sont obligées de subir l’engouement puéril de leur patron pour les ordinateurs et ces drôles de machines qu’ils ont achetées pour elle et avec lesquelles il aiment faire joujou, comme le papa qui a acheté un train électrique à son fils pour se faire plaisir à lui. Celles-ci sont contraintes de se battre pour garder des tâches intéressantes et que leur patron ne passe pas son temps à faire lui-même les documents, les brochures, les tableaux et les graphiques.

   En tout cas, Tech Log a tellement bien montré la voie, que tout le monde s’y est engouffré et que sa part de la galette diminue à vue d’œil. Il est de plus en plus difficile de réaliser des marges confortables, de convaincre les clients potentiels des performances de son matériel, tout le monde ayant à peu près le même. La bataille fait rage au niveau du service clients qui, chacun sait, coûte cher et n’est rentable que s’il y a du volume de vente derrière.

   Ça devient très compliqué. L’effectif de la société s’élève maintenant à environ cent cinquante personnes, en comptant les agences qui se sont développées. En fait, sur les six qui ont été montées, il n’en reste que quatre : Lyon, Bordeaux, Strasbourg et Aix-en-Provence. Malheureusement, assez rapidement, on a dû fermer Brest et Clermont-Ferrand qui ne faisaient pas assez de chiffre pour rentabiliser l’investissement.

   Mario a acquis une bonne notoriété dans la profession. Il faut dire qu’il aime se montrer et qu’on parle de lui souvent. Il a engagé un attaché de presse et il passe régulièrement dans toutes les revues et tous les magazines spécialisés. Il a aussi sa photo dans la presse étrangère parfois ou dans les rubriques "réussites" de certains hebdomadaires français.

   Tout le monde sait qu’il paie bien ses employés et qu’il est aux petits soins avec eux. Tout le monde rêve de travailler pour lui, dans cette société devenue mythique. Depuis dix ans qu’elle existe, bien sûr, il y a eu un certain "turn over" comme disent les Américains pour parler du renouvellement des effectifs. Il faut bien reconnaître, que les trois quarts des sociétés qui se sont montées depuis environ cinq ans, en concurrence directe, appartiennent à des anciens de Tech Log.

   Mario constate ce fait avec à la fois fierté et amertume. Il leur a tellement bien tout appris, qu’ils ont dépassé le maître. Enfin, c’est la vie.

   Mais maintenant, à cinquante-cinq ans, il voudrait en changer, de vie, justement. Avec Valéria, les sentiments se sont un peu délités. Ils se voient de temps en temps, passent une soirée ensemble, une nuit quand tout va bien, mais elle est ailleurs. Elle travaille toujours pour lui, mais de moins en moins avec lui. Elle essaye de se maintenir tant que cela est possible, mais elle cherche du travail, mollement certes, mais elle cherche quand même. On ne sait jamais. Si une opportunité se présente, elle n’hésitera pas à partir et quitter en même temps son travail et son amant. Mario le sait très bien, et redoute cet instant, tout en l’appelant de ses vœux.

   À vrai dire, il ne sait pas très bien où il en est. Valéria, en prenant un peu de maturité, est de plus en plus belle. Epanouie et pleine d’allant, sûre d’elle et de ses compétences, de son efficacité et surtout, de l’effet qu’elle fait sur les hommes. Elle n’en profite pas encore parce qu’elle se sent toujours "avec" Mario, mais elle sait que, quand elle le quittera, elle n’aura qu’à claquer des doigts pour n’avoir que l’embarras du choix pour trouver un autre partenaire.

   Pour le travail aussi, elle a déjà quelques pistes éventuelles où elle sait qu’elle serait la bienvenue. À chaque SICOB, ou salon plus confidentiel, elle pose des jalons, discrètement, par allusions, mi-figue, mi-raisin, sans avoir l’air d’y toucher. Elle sait très bien où elle pourra sonner pour qu’on lui ouvre la porte, le cas échéant.

   À présent, Mario se lasse de cette vie qu’il ne maîtrise plus vraiment. Il ne voit Valéria que pour autant qu’elle le veuille. Il doit lui demander la permission de venir la voir chez elle, ou il doit l’inviter pour le soir, en espérant qu’elle n’a rien de prévu et qu’elle est en de bonnes dispositions. Ce n’est jamais gagné d’avance. Il ne mène plus rien, ne décide plus rien de sa vie personnelle. Entre les desiderata de Valéria et les dimanches avec Antoine, il ne reconnaît plus sa vie.

   Alors, il faut en finir. Il veut rompre et reprendre sa vie en main. Il sait qu’elle partira de sa société aussi, s’il fait ça. Mais tant pis. Après tout, maintenant, tout ce qu’elle a mis en place fonctionne. Les fournisseurs sont habitués, les succursales tournent toutes seules, la société est organisée et ronronne un peu. Les quelques statistiques ou surveillances du chiffre d’affaires, Aline, la fidèle Aline, n’aura qu’à les reprendre. Si Valéria part, il ne la remplacera pas. Il faut qu’il se bouge s’il veut que sa vie change.

   Un soir, après avoir pris rendez-vous, il arrive chez elle avec un bouquet de fleurs. Valéria s’en étonne un peu, il y a longtemps qu’il ne lui a pas offert des fleurs. Puis il l’emmène dans un très bon restaurant, à Neuilly. Il a demandé un petit salon privé, pour être tranquille.

¾    Eh bien ! Dis-moi ! Tu as mis les petits plats dans les grands, s’émerveille Valéria.

¾    Oui, oui, il faut ce qu’il faut, plaisante Mario, énigmatique.

¾    Qu’est-ce que ça cache ? interroge Valéria, légèrement inquiète.

¾    Tu verras bien. Assieds-toi.

¾    C’est un dîner de rupture ? dit-elle sur le ton léger de la plaisanterie, tout en commençant à comprendre la situation.

¾    Plus tard, plus tard, dit Mario pour ne pas tout de suite gâcher la soirée, en voyant le maître d’hôtel venir vers eux prendre la commande.

Une fois tous les préliminaires du repas terminés, Mario sort de sa poche un petit paquet et le tend à Valéria.

¾    Tiens, c’est pour toi, lui dit-il.

¾    Ah, voilà ! C’est bien ce que je disais, c’est le cadeau de rupture. N’est-ce pas ?

¾    Oui, avoue-t-il. Mais regarde quand même. Tu sais bien que je ne te fais pas des cadeaux pour que tu me les rendes. Garde-le, s’il te plaît.

¾    Quel bracelet magnifique ! Je te remercie quand même, dit-elle très calme. Donc ça y est, tu veux qu’on en finisse.

¾    Oui, je pense que toi aussi tu le souhaites. Je me trompe ?

¾    Non, pas vraiment. Il est vrai que moi aussi j’aurais pu prendre les devants. Mais notre situation ne me posait pas de problèmes, donc, je ne voyais pas la nécessité de tout bouleverser pour le moment. Je pense que tu es conscient que j’aurai du mal à rester à Tech Log dans ces conditions, avertit Valéria.

¾    Je m’en doute.

¾    Tu as déjà quelqu’un pour me remplacer ? C’est pour ça que tu prends l’initiative ?

¾    Non, personne, je te jure. D’ailleurs, maintenant que tu as mis en place tout ce qui tourne très bien, je ne vais pas te remplacer. Aline sera ravie de reprendre les travaux qu’elle avait avant et ça ira bien comme ça. Je me demande même si je ne vais pas prendre un directeur pour ne plus m’en occuper du tout.

¾    À ce point-là ? s’étonne Valéria.

¾    Oui, à ce point-là. J’ai envie de changer radicalement de vie. Peut-être même de pays. J’en ai marre. Ça tourne tout seul, ça ronronne. Moi, si je n’ai pas quelque chose à inventer chaque matin, je ne me sens pas bien, plaisante-t-il avec un demi-sourire.

¾    Oui, je sais. Je trouve que tu as tenu le coup longtemps. Je n’aurais pas cru.

¾    Ah, bon ! Tu t’en es rendu compte ?

¾    Tu sais que je te connais par cœur. Il y a longtemps que je vois venir ce moment.

¾    Tu es vraiment formidable. Tu n’as pas trop de peine ? demande Mario, quand même un peu vexé qu’elle le prenne si bien.

¾    De la peine, non. Un peu de regret, bien sûr. Cela fait déjà six ans que nous sommes ensemble. On ne balaye pas six ans de sa vie d’un revers de main pour passer à autre chose comme ça. Mais c’est la vie, n’est-ce pas ?

¾    Tu as raison. Il y a quelques semaines que je rumine cet instant. J’ai eu du mal à prendre quand même cette décision. Tu es très belle et je t’ai vraiment beaucoup aimée. Si tu avais voulu m’épouser, venir avec moi à Versailles, les choses n’en seraient peut-être pas là.

¾    Ah, voilà ! Les reproches maintenant, se rebiffe Valéria.

¾    Non, ce ne sont pas des reproches, mais tout de même. Je pense qu’on aurait pu avoir une autre vie.

¾    Justement, j’ai voulu me préserver une vie agréable et ne pas devenir ta bonne ou ta nounou, ou les deux. C’est bien gentil, le mariage, surtout avec un homme qui a déjà un enfant, en bas âge qui plus est, mais ce n’est pas mon idéal de vie.

¾    Oui, mais tu vois, avec ce genre de raisonnement, tu approches la quarantaine et tu n’es pas mariée, et tu n’as pas d’enfant, déplore Mario.

¾    Mais ça m’est bien égal. Mon idéal n’est ni le mariage, ni la maternité. Je me sens très bien comme je suis.

¾    Je n’ai vraiment pas de chance d’être presque toujours tombé sur des femmes qui ne se sentaient pas mère. C’est drôle ça tout de même. Et puis, la seule qui ait bien voulu me faire un enfant, je l’ai quittée avant qu’elle accouche.

¾    Ah ? Tu as fait ça ? s’étonne Valéria avec un air de reproche.

¾    Non, je ne savais pas qu’elle était enceinte quand je l’ai quittée.

¾    Et elle ne t’a rien dit ? Même pour te retenir ?

¾    Non, justement, elle ne voulait pas que je reste avec elle seulement pour ça. C'était courageux de sa part, surtout qu’elle a accouché toute seule, dit-il en regardant les plis de la nappe, d’un air songeur.

¾    Tu la connais maintenant ?

¾    Oui, c’est Véronique, notre standardiste.

¾    Non, sans blague, n’en revient pas Valéria.

¾    Si, si, je t’assure. Mais surtout tu ne lui en parles pas, elle n’est pas au courant.

¾    Ah bon ! C’est pour ça que tu ne plaisantes jamais avec elle. Je m’en suis toujours étonnée, mignonne comme elle est, qu’elle n’ait jamais semblé t’intéresser.

¾    C’est justement comme ça que je l’ai su. J’ai commencé à m’intéresser à elle, elle en a parlé à sa mère, sa mère est venue me voir pour me le dire. Voilà, la boucle était bouclée. Donc, pas touche.

¾    Ça, c’est pas banal. Quelle coïncidence !

¾    Oui, la vie est drôle parfois. Je suis en tout cas très fier d’avoir une fille aussi belle. Moi qui avais toujours rêvé d’avoir une fille. Je regrette vraiment qu’elle ne soit pas au courant, mais sa mère s’y refuse absolument.

¾    C’est peut-être mieux comme ça. Va savoir.

¾    Oui, on ne sait pas. Tu as peut-être raison. Enfin, tu seras quand même mon meilleur souvenir. C’est avec toi que je suis resté le plus longtemps. D’habitude au bout de trois ou quatre ans, c’était fini. Tu vois, si tu avais voulu, je suis sûr que j’aurais fini par vivre toute ma vie avec toi, insiste-t-il.

¾    Bon allez, ça va. On ne va pas revenir là-dessus toutes les cinq minutes, s’agace un peu Valéria.

¾    Non, tu as raison, je sais, je suis lourd parfois.

¾    Tu l’as dit.

¾    Bon, on ne va pas se fâcher. Oublie. Je veux qu’on se quitte bons amis. C’est possible, non ? demande Mario en mettant sa main sur celle de Valéria.

¾    Mais, oui, bien sûr. Il n’est pas question qu’on se fâche. Mais c’est vrai que tu es lourd par moments. Bon, parlons concrètement. Demain, je te poserai ma démission et puis je rechercherai du travail. Je ferai mon préavis, ça me donnera le temps de trouver.

¾    Si tu veux, je peux te licencier et te verser une indemnité.

¾    Mais non, ce n’est pas la peine. Autant faire les choses convenablement.

¾    Tu as déjà une idée derrière la tête, telle que je te connais. J'en suis sûr, affirme Mario l’air faussement soupçonneux.

¾    Oui et non. J’ai des pistes. Je vais les explorer dès demain. C’est sûr que j’ai déjà posé quelques jalons, mais rien de plus. On verra bien. De toute façon, j’ai trois mois de préavis, ça devrait suffire.

¾    Des postes comme tu as à Tech Log, ça ne courre pas les rues, informe Mario avec un peu d’inquiétude.

¾    Je ne cherche pas forcément le même poste.

¾    Tu ne vas pas redevenir secrétaire, tout de même.

¾    Bien sûr que non. Je vise plus haut.

¾    Ah, bon ! Je me disais aussi. Tu veux diriger, c’est ça.

¾    Oui, c’est ça. J’aimerais bien m’y essayer en tout cas. Je crois que je suis mûre pour ça, maintenant.

¾    Bon, en tout cas, si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais que je suis là et que j’y serai toujours. Je suis heureux que tu prennes la situation comme ça. Ça ne m’étonne pas vraiment de toi, mais quand même, ça aurait pu se passer plus mal. Enfin, tu m’as aimé n’est-ce pas ? demande-t-il tout à coup avec une certaine inquiétude.

¾    Ah toi ! Tu veux le beurre et l’argent du beurre. Tu veux te séparer, mais tu veux que ça m’attriste, sans toutefois que je te fasse une scène. Enfin, tu veux tout, quoi. Mais bien sûr que je t’ai aimé. Je t’aime encore d’ailleurs, si tu veux tout savoir, mais c’est vrai que maintenant c’est plus comme ami que comme amant, c’est plus une énorme amitié tendre, on va dire, que la passion dévorante du début, c’est normal.

¾    Bon, c’est bien, tu me rassures. Je suis heureux de rester ton ami "tendre". Ça me plaît bien. Si tu as besoin d’une introduction auprès de tel ou tel de ma connaissance, surtout n’hésite pas, insiste encore Mario.

¾    Oui, je sais, tu es gentil. Mais tu sais, je suis une grande fille maintenant. Je peux me débrouiller toute seule. Je n’ai pas de souci. Je ne suis pas inquiète de l’avenir. Ne t’en fais pas pour moi.

   Après cette soirée inhabituelle, chacun rentre chez soi perdu dans ses pensées.

   Valéria, bien qu’un peu triste de voir son histoire avec Mario se terminer, se sent soulagée. Elle va enfin pouvoir, elle aussi, changer de vie. Elle se sent libre, maîtresse de ses mouvements. Elle ne va pas rechercher un homme tout de suite, ça viendra quand ça viendra. Ce n’est vraiment pas la priorité. D’abord le travail.

   Il faut qu’elle trouve un poste équivalent, voire supérieur. Le pouvoir et l’argent sont les deux objectifs qu’elle s’est donnée depuis qu’elle travaille à Tech Log et qu’elle y a goûté. Elle a l’impression que Mario vient de couper les liens qui l’enchaînaient à lui et à sa société. Elle a envie de croquer la lune. À quarante-deux ans, elle se sent prête à diriger un service, un département, une société, pourquoi pas. Elle connaît maintenant tous les arcanes de la direction des entreprises et se sent prête à prendre à bras le corps un poste de ce niveau.

Mario, pour sa part, est fier d’avoir eu le courage de prendre l’initiative, mais avec Valéria qu’il aime pourtant encore beaucoup, il sent que sa vie était sclérosée. Il est triste à l’idée de ne plus jamais l’avoir dans son lit. Il aime tellement lui faire l’amour, ils sont tellement sur la même longueur d’onde dans ce domaine. Mais bon, il a pris une décision qu’il croit bonne pour lui, il voit que ça ne la met pas aux quatre cents coups, il est content.

   Tout à coup, il repense à ce qu’elle lui a dit, au sujet de ses projets. Pourquoi ne lui proposerait-il pas la direction de Tech Log pour qu’il puisse se retirer ? Voilà une bonne idée. Il faudra qu’il lui en parle, demain, avant qu’elle aille voir ailleurs.

   Le lendemain matin, en arrivant, il aperçoit une enveloppe cachetée, sur son bureau. C’est la démission de Valéria. "Elle n’a pas perdu de temps" pense-t-il presque à voix haute. Elle dit qu’elle a été très heureuse à Tech Log, mais que, maintenant, elle désire évoluer ailleurs et qu’en conséquence, elle désire partir après son préavis de trois mois. Tout ça est un peu conventionnel et impersonnel. Il l’appelle au téléphone et lui demande de venir le voir.

¾    Dis donc, tu n’as pas perdu de temps. Tu es si pressée de partir ? lui demande-t-il quand elle entre dans son bureau.

¾    Je ne vois pas pourquoi il faudrait attendre, alors que la décision est prise.

¾    Bien sûr, tu as raison, se résigne Mario. Mais dis donc, tu ne voudrais pas prendre la direction de Tech Log ? Prendre ma place, ça ne comblerait pas tes désirs ?

¾    Ah bien sûr ! C’est une solution. Mais elle est un peu trop facile, tu ne crois pas ? Si je me plante, je ne veux pas planter ta boîte. Et puis on va dire que j’ai pris ta place parce que j’étais ta maîtresse. Ça va jaser. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.

¾    Ecoute, réfléchis quand même un peu. Tu auras mon salaire, mon poste, ma voiture, tout. Je te céderai des parts de la société pour que tu sois actionnaire. Tu connais le business, les gens, les méthodes. Tout le monde te connaît et t’apprécie. Je pense qu’au contraire, c’est une très bonne idée. Penses-y, tu as tout le temps pour me donner ta réponse.

¾    Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ? s’inquiète soudain Valéria.

¾    Je ne sais pas encore vraiment. Je vais certainement partir trois mois sur un bateau, en Mer Egée ou quelque part par-là, prendre du bon temps et ne plus penser à rien.

¾    Et ton fils ?

¾    Oh ! Mon fils, dit-il tristement, il est mieux avec ses grands-parents. C’est à peine s’il me parle quand je suis avec lui. Je ne l’intéresse pas du tout. Même le bateau ne l’intéresse pas, les jouets qu’il a à Versailles ont moins de succès que ceux qu’il a à Conflans. Alors, je ne vais pas beaucoup lui manquer.

¾    Mais tu ne vas pas l’abandonner, toi aussi ?

¾    Non, non, bien sûr que non. Mais je peux partir trois mois, ça ne sera pas dramatique. Réfléchis à ma proposition. J’aimerais bien que ce soit toi qui prennes la suite, plutôt que n’importe qui, que je ne connais pas.

¾    Bon, d’accord, j’y réfléchis, dit-elle en sortant. Merci de la proposition, en tout cas, lance-t-elle avec un large sourire, en refermant la porte.

   De retour dans son bureau, Valéria se met à trembler à la fois de joie et de peur. Elle ne s’attendait pas à une telle proposition, surtout de la part de Mario, qui lui semble bien désabusé. Mais d’un seul coup, elle se met à avoir peur du poste. Bien sûr, elle en a rêvé, à Tech Log ou ailleurs, mais de se voir au pied du mur, lui donne des frissons.

   Elle fait un effort pour se reprendre et voir les choses lucidement, comme elle en a l’habitude. Voyons, si elle accepte, que va-t-il se passer ? D’abord ça lui facilite la vie parce qu’elle n’a pas à chercher ailleurs et se retrouver en terrain inconnu. Ensuite, elle est sûre du salaire, soixante mille francs par mois tout de même, et du statut, présidente-directrice générale. Pour une femme de quarante-deux ans, c’est pas mal.

   Est-ce que vraiment on va lui donner un tel salaire ? Elle en doute au fond d’elle-même. Enfin, la société est solide, connue, respectée sur le marché. Les effectifs sont relativement stables et les éléments principaux qui les composent sont bons. La question qu’elle se pose tout à coup, est de savoir si elle aura assez d’autorité et si elle sera reconnue comme chef. Bien sûr elle peut se faire aider par Mario, en douce ou alors se reposer sur quelqu’un comme Jérôme Pradier ou François Marrois qui sont toujours respectivement directeur commercial et directeur technique. Le commerce et la technique sont les deux principaux piliers de cette société, il ne serait pas idiot de se servir d’eux comme conseillers privilégiés.

   Mais ne va-t-on pas dire que bien sûr, comme c’est une femme, elle a besoin de se reposer sur des hommes pour prendre des décisions ? Ça, elle ne veut pas que ça puisse être dit. Il faut qu’elle sache se débrouiller toute seule. Bien sûr, elle ne veut pas être dictatoriale et imposer ses choix sans discussion. Mais elle ne veut pas prendre un conseiller particulier qui aura l’air de diriger à sa place en sous-main.

   Elle est très nerveuse à l’idée d’accepter ce défi. Pour elle c’en est vraiment un. Ça l’excite beaucoup. Mais elle se donne huit jours pour réfléchir. Elle ne va pas chercher ailleurs pendant ce temps-là et elle va essayer de voir comment elle pourra diriger Tech Log. Y a-t-il des points à améliorer ? Y a-t-il une politique à revoir ? Faut-il développer plutôt tel ou tel domaine ? Faut-il réorganiser tel ou tel service ? Il faut qu’elle fasse un état des lieux précis. Il faut qu’elle sache exactement où elle met les pieds.

   Bien sûr, elle sait beaucoup de choses au poste où elle est, mais c’est chiffré, théorique, impersonnel. Un résultat peut être bon et masquer des difficultés que l’on pourrait éviter, par exemple. Elle veut bien diriger, mais elle veut aussi le bonheur des gens qui travaillent pour elle. Elle aussi veut effectivement le pouvoir et l’argent mais pour en faire bon usage.

   Mario commence à décrocher. Il espère que Valéria prendra la suite. D’abord parce qu’il la voit bien faire ce métier. Il sent qu’elle en est capable. Il sait qu’on l’aime bien dans l’entreprise. Même Aline la supporte bien. Peut-être fera-t-elle le nez quand elle saura qu’elle va devoir travailler avec elle, mais après tout, elle s’y fera si elle veut garder son poste. À cinquante ans, on ne fait plus trop la fine bouche. Lui, voudrait bien tout quitter, faire le point sur sa vie, voir comment il peut s’organiser pour qu’elle soit plus conforme à ses désirs.

   Il a été dévoré par la réussite qui était son objectif principal quand il a quitté Sebmo. L’objectif étant atteint, ça ne l’amuse plus. Il se retrouve seul : il n’a pas de femme, son enfant le regarde à peine ; il trouve que sa vie actuelle est triste et morose et il faut absolument qu’il s'en fasse une autre. Il est malheureusement un peu jeune pour prétendre à la retraite, et il n’a pas l’intention de continuer cette vie encore cinq ans. Ou il arrête tout et vit des placements qu’il a faits depuis quelques années, mais il n’est pas sûr que ça suffise. Ou il remonte une autre société, mais il n’est pas sûr d’en avoir vraiment envie. Il ne sait plus trop quoi faire.

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